Voyages

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« Connaissez-vous les Voyages de Bartram ? […] Toutes les bibliothèques américaines devraient posséder ce genre de livre […] et le tenir pour une bible », écrivait, en 1851, le poète écossais Thomas Carlyle au philosophe américain Emerson, son ami. Environ un siècle plus tôt, le dénommé William Bartram (1739-1823), fils d’un naturaliste quaker des environs de Philadelphie assez célèbre pour avoir donné son nom au plus ancien jardin botanique d’Amérique du Nord existant à ce jour, effectuait dans le sud-est du continent nord-américain — dans les états de Géorgie, Caroline du Nord et du Sud, Floride — un périple exploratoire long de quatre années. En bateau ou à cheval, seul souvent, accompagné parfois le temps de quelques jours, quelques semaines, William Bartram allait, tout au long des années 1773-1776, arpenter ces lieux parfois vierges de toute exploration coloniale, et consigner dans ses carnets une quantité ­stupéfiante de notes scrupuleuses, observations et croquis, menant le recensement de la flore et la faune, scrutant la topographie des paysages traversés. Dressant ainsi, en quelque sorte, l’inventaire naturaliste de la future nation américaine que la guerre d’indépendance n’allait pas tarder à enfanter. Se penchant par ailleurs sur les moeurs des populations amérindiennes avec la même curiosité, les mêmes ferveur et bienveillance qu’il mettait à regarder les fleurs ou les oiseaux. De cette collecte d’informations, William Bartram allait nourrir Voyages, une somme naturaliste qui, au xixe siècle, connut son heure de gloire — elle est devenue une référence pour les poètes romantiques anglais, de Wordsworth à Coleridge, pour Chateaubriand, qui y aurait notoirement puisé certains paysages d’Atala, pour Thoreau et ses Forêts du Maine, son Cape Cod, auxquels, lisant Voyages, on pense parfois.

Qu’est-ce donc qui, aujourd’hui, peut nous attacher à cette prose minutieuse, qui ne se veut pas d’abord poétique mais scientifique ? Et qui l’est, scientifique et précise — rien n’y manque, dans les moindres détails, de la couleur des sols, de la précieuse structure des fleurs observées l’une après l’autre comme à la loupe, de la couleur orange de l’intérieur de l’ouïe de tel poisson, du bleu d’outremer de ses branchies, du blanc moucheté de brun du ventre de telle grenouille de Floride, du bec « courbé en dessous comme une faulx » du pélican…

Au-delà de l’effet de réel saisissant produit par ses descriptions méthodiques, de l’enchantement qui naît parfois au détour d’une page, lorsque s’étale par exemple, au pied d’une colline verte, un champ de fraises, ou que serpente, dans une vallée, un ruisseau « comme une nappe de cristal », Voyages offre aussi une prise directe avec la sensibilité et l’intelligence d’un homme du xviiie siècle, un esprit, si éloigné du nôtre, chez lequel les dispositions scientifiques et religieuses se concilient encore sans antagonisme. « Quelle puissance ou quelle faculté dirige les vrilles de la Courge, de la Vigne, de la Momordica, et des autres plantes grimpantes vers les rameaux de l’arbre qui peut les soutenir ? […] Est-ce un instinct aveugle qui les conduit, ou la main du Tout-Puissant prend-elle, elle-même, la peine de les guider ? », interroge William Bartram — du moins fait-il mine d’interroger, car lui, qui se définit comme appartenant à « la secte chrétienne de ceux qu’on appelle les quakers », détient évidemment la réponse… Cette même appartenance, qui amenait le naturaliste américain à se déclarer « contre la violence et la guerre sous quelque forme que ce soit », dicte l’empathie qu’il ressent vis-à-vis des animaux. Commande ­aussi l’intérêt et la compassion qu’il éprouve pour les modes de gouvernement, les rituels, la relation au divin de ses « frères indiens ». — Nathalie Crom

 

Travels, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Vincent Benoist Edition établie par Fabienne Raphoz Ed. José Corti, coll. Biophilia 608 p., 29 €.

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