Vie ? Ou théâtre ?

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Vie ? Ou théâtre ?

En dépit des réserves sérieuses qu’on se doit d’exprimer sur son pâle roman biographique Charlotte (1,) force est de reconnaître à David Foenkinos le mérite d’avoir tiré, sinon de l’oubli, du moins d’une large méconnaissance, le nom de Charlotte Salomon (1917-1943), artiste allemande morte à Auschwitz à l’âge de 26 ans. Son oeuvre est conservée au Jewish Historical Museum d’Amsterdam où son père, Albert Salomon, l’a déposée au début des années 1970. Extraites de cet ensemble, quelque deux cent quatre-vingts gouaches avaient notamment été exposées en 2006 à Paris, au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, offrant une ouverture précieuse, quoique fragmentaire, sur le travail pictural que la toute jeune femme accomplit au cours des années 1941-1942, tandis qu’elle était réfugiée dans le sud de la France d’où elle fut déportée en septembre 1943. La singularité et la pleine puissance de son geste artistique s’affichent aujourd’hui avec éclat dans cette somptueuse édition de Vie ? Ou théâtre ?, stupéfiant livre autobiographique dont ses peintures constituent l’un des matériaux.

Sept cent quatre-vingt-une images — où se lisent les influences mêlées et intimement assimilées de Matisse, de Chagall et des fauves, de Modigliani et de l’expressionnisme allemand — que Charlotte Salomon choisit parmi les plus de mille qu’elle avait peintes, et auxquelles elle associa des textes et des références musicales, pour composer une oeuvre parfaitement originale qu’elle qualifia d’opérette (Ein Singespiel) — et que nos références contemporaines tendraient plutôt à rattacher au genre du roman graphique virtuose, avec bande-son intégrée.

Un rideau bleu se lève, et après la déclinaison des personnages appelés à intervenir au fil des pages, c’est Charlotte Salomon elle-même qui explique en préambule « Voici comment ces feuilles prennent naissance : la personne est assise au bord de la mer. Elle peint. Soudain, une mélodie lui vient à l’esprit. Alors qu’elle commence à la fredonner, elle remarque que la mélodie va exactement avec ce qu’elle veut coucher sur le papier. Un texte s’ébauche en elle et voici qu’elle se met à chanter la mélodie avec ce texte qu’elle vient de composer, recommençant à voix haute un nombre incalculable de fois, jusqu’à ce que la feuille lui semble achevée. » Ainsi s’est élaboré ce Bildunsroman : sur chaque gouache, l’artiste posait une feuille de papier calque où elle calligraphiait des éléments de narration et des dialogues, ainsi que des références musicales empruntées tant au répertoire classique qu’à la chanson populaire. Dans cette édition hautement soignée, les textes sont reproduits en marge des images. L’ensemble retrace son existence, de son enfance, à Berlin, jusqu’aux trois dernières années de sa vie passées en exil en France, s’attardant entre-temps longuement sur son apprentissage de la peinture sous la houlette d’un pygmalion qui lui inculqua que l’acte artistique authentique suppose d’accepter, tel Orphée, de traverser ses ténèbres intérieures, de « consentir à tous les sacrifices, afin de recréer des profondeurs de son être son propre univers ».

Cette odyssée intime, prise dans le grand vent tragique de l’Histoire — l’avènement du nazisme, le martyre des juifs allemands —, elle décide de la raconter en effectuant un pas de côté, s’affranchissant du « je » au profit d’un récit à la troisième personne. Et de la création du personnage de Charlotte Kann, limpide projection d’elle-même — tandis qu’Alfred Wolfsohn, le professeur de chant et philosophe qui fut son mentor, porte ici le nom d’Amadeus Daberlohn. « L’action, précise-t-elle en préambule, se passe entre 1913 et 1940, en Allemagne puis à Nice. » Certes, c’est en 1917 que naît Charlotte Kann/Salomon, dans une famille de la bourgeoisie juive berlinoise, mais Vie ? Ou théâtre ? s’ouvre effectivement quatre ans auparavant, alors qu’une autre Charlotte vient de se donner la mort en se jetant dans les eaux du fleuve. La jeune suicidée est la soeur de sa mère, qui quelques années plus tard choisira pour sa fille unique ce même prénom, « en souvenir de sa petite soeur » disparue. Cette mort volontaire, Charlotte Kann/Salomon l’apprendra un jour, n’est pas la première à survenir dans sa famille maternelle, où la pente saturnienne se lègue à travers les générations. Non plus que la dernière. La mère, elle aussi, se suicidera, alors que Charlotte est une enfant. Qui, devenue adulte, ne pourra empêcher sa grand-mère de se donner la mort à son tour.

Charlotte Kann/Salomon elle-même songea alors au suicide, et Vie ? Ou théâtre ? est né de l’abandon de ce dessein. Cela, on l’apprend à la fin du récit, tandis que le roman d’apprentissage se termine. Ce n’est pas déflorer le livre que d’en citer les dernières pages, qui en expliquent l’origine et le moteur : « … tandis que sévissait la tempête la plus redoutable […] elle resta seule avec ce qu’elle avait vécu et un pinceau. Cependant, à la longue, même pour une créature y étant « prédisposée », une vie aussi sombre ne pouvait être supportable. Elle se vit donc placée devant ce choix : mettre fin à ses jours ou bien entreprendre quelque chose de vraiment fou et singulier ». Ce « quelque chose de vraiment fou et singulier », c’est Vie ? Ou théâtre ?, où d’un trait fluide, mais de plus en plus âpre tandis qu’avance le récit, elle déroule le fil de sa brève existence, la met en scène et en couleurs avec une ironie souvent féroce. Une forme de dureté, de lucidité intraitable, qui n’est que le symptôme d’un inflexible refus de tout sentimentalisme — et confère à son oeuvre cette intense et inconfortable beauté. — Nathalie Crom

 

(1) Prix Renaudot et Goncourt des lycéens en 2014, il reparaît aujourd’hui dans une version illustrée par 50 peintures de Charlotte Salomon (éd. Gallimard, 256 p., 29 €).

 

Leben ? oder Theater ? Ein Singespiel, traduit de l’allemand par Anne Hélène Hoog et Michel Roubinet, éd. Le Tripode, 840 p., 95 €.

Une vie en bref

1917 : naissance à Berlin.

1926 : mort de sa mère. Son père, Albert, se remariera avec l’artiste lyrique Paula Lindberg.

1933 : elle intègre l’Académie des beaux-arts de Berlin.

1939 : elle rejoint ses grands-parents, réfugiés depuis cinq ans à Villefranche-sur-Mer, où ils sont hébergés par l’Américaine Ottilie Moore, à qui Vie ? Ou théâtre ? est dédié.

1942 : en novembre, les nazis entrent en zone libre.

1943 : en février, son grand-père décède – dans une lettre (reproduite dans cette édition du livre), elle s’accuse de l’avoir empoisonné. En septembre, Charlotte Salomon, enceinte, et Alexander Nagler, qu’elle avait épousé en juin, sont déportés à Auschwitz.

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