Vernon Subutex, 1

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Vernon Subutex, 1

C'est certain, Vernon Subutex a connu des jours meilleurs. Disquaire à Paris, dans son magasin à l'enseigne de Revolver, « pendant plus de vingt ans, qu'il vente ou qu'il ait la crève, il avait monté le putain de rideau de fer de sa boutique, coûte que coûte, six jours par semaine. Il avait confié les clefs du magasin à un collègue à trois occasions en vingt-cinq ans : une pyélonéphrite, une pose d'implant dentaire et une sciatique ». Mais c'est fini, tout ça. En 2006, le magasin a fermé, et, à 40 ans, le vieil enfant du rock s'est retrouvé au chômage, sans indemnités. Il n'avait pas prévu ça, il a vécu quelque temps d'expédients, vendant son fonds de vinyles et d'affiches sur eBay, écrivant quelques articles pour une encyclopédie du rock, pour s'inscrire finalement au RSA. Puis il s'est mis en mode veille : ne plus sortir, moins manger, moins fumer, survivre comme en hibernation, « en apnée ». Mais même cela ne fonctionne plus à présent. La vie est ainsi faite, « dans un premier temps, elle t'endort en te faisant croire que tu gères et, sur la deuxième partie, quand elle te voit détendu et désarmé, elle repasse les plats et te défonce ». Bref, aujourd'hui, Vernon Subutex est à la rue.

Sans domicile, sans famille, sans attaches — ses amis sont morts ou ont déserté Paris, trop chère, trop dure —, Vernon Subutex entame sa dérive. Projeté dans la ville comme une sonde, comme une sorte de caméra endoscopique par Virginie Despentes, qui, à travers cet antihéros radical, sa dé­ambulation au jour le jour, ses hébergements provisoires, ses rencontres éphémères, ses poursuivants dont il ignore l'existence — car le roman est un polar, et Vernon, en possession de précieux enregistrements vidéo inédits de feu Alex Bleach, un chanteur populaire mort récemment d'une over­dose, est recherché sans le savoir —, dresse de la société pleinement contemporaine une formidable radioscopie, rapide, âpre, crue, fourmillante, proliférante, et surtout remarquablement incarnée. Une vue en coupe minutieuse, tout ensemble fresque sociale et comédie humaine intimiste, de plain-pied dans l'époque et ses multiples violences faites aux individus, au plus près des pensées, des émotions de ses mille et un personnages : hommes et femmes, bourgeois et paumés, quinquas et adolescentes, gosses de riches et de banlieue, conquérants et vaincus…, dont les voix se succèdent et s'enchaînent pour composer un choeur discordant, trivial, tout à la fois véhément et poignant.

Avec, en guise de décor omniprésent, de creuset délétère voire maléfique, Paris, sa topographie sociale scandée par les noms des stations de métro, Passy, République, Goncourt, Belleville, Les Lilas…, l'atmosphère de ses rues et de ses foules, de ses trottoirs sans aménité où finira par échouer Vernon, « assis à hauteur des sacs et des chaussures », la main ouverte et tendue vers les passants.

La maîtrise avec laquelle Virginie Despentes orchestre cette polyphonie impressionne, autant que la justesse de son regard engagé et l'énergie folle qu'elle déploie pour faire entendre le malaise général qui étreint le vaste échantillon d'humanité peuplant ces pages — premier volume d'une trilogie annoncée (1) . Enfant du rock, comme son personnage, Despentes n'a pas remisé sagement sa colère sur l'étagère des accessoires désormais obsolètes. Une révolte continue de l'animer, lorsqu'elle regarde notre temps, en capte les injustices profondes et les égoïsmes et fait entendre les discours de haine ou de défaite. Cette révolte stimule sa prose, son rythme, sa respiration. S'y mêle une mélancolie que cristallise le personnage de Vernon Subutex, entouré des fantômes de ses amis de jeunesse aujourd'hui disparus — sur une photo vieille de vingt ans, ils étaient « quatre beaux gosses, heureux d'être crétins, au courant de rien, et surtout ignorant à quel point ils étaient du bon côté de ce que la vie leur réservait… ». — Nathalie Crom

 

(1) Le deuxième volume paraîtra en mars.

 

Ed. Grasset 398 p., 19,90 €. Lire aussi en page 3 notre entretien avec Virginie Despentes.

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