Une vérité si délicate

Ajouter un commentaire

Une vérité si délicate

Cinquante ans après la publication de L’Espion qui venait du froid, les agents secrets ne sont décidément plus les héros des livres de John Le Carré. Mê­me si le Foreign Office, sa faune et ses grands fauves sont au coeur de ce vingt-troisième roman. Mais en fond de décor, pourrait-on dire. Comme une gourmandise, un théâtre désuet, dont Le Carré, la dent dure et l’appétit féroce, se régale à peindre les masques et les faux-semblants. Un théâtre qui cache la réalité du pouvoir, les jeux en coulisse, le poids des lobbies, le flirt de plus en plus poussé entre affaires publiques et intérêts privés, politique étrangère et business mondialisé. George Smiley, le héros des premiers romans de Le Carré, à l’épo­que de la guerre froide, croyait enco­re à sa mission, servir la reine et son pays, même s’il devait souvent sacrifier la morale à la raison d’Etat. Les espions contemporains ont perdu leurs illusions et monnaient leurs services au plus offrant, des multinationales le plus souvent.

Aujourd’hui, les héros de John Le Carré sont ainsi des dissidents, des individus qui se lèvent, seuls, bravent les Etats et les institutions, mettent leur vie en danger, pour tenter de faire surgir la vérité. A l’exemple de Justin Quayle dans La Constance du jardinier, publié en 2001. Ou des deux personnages de ce nouveau roman, inspirés des « lanceurs d’alerte » qui ont fait récemment l’actualité, Bradley Manning ou Edward Snowden.

L’ouverture d’Une vérité si délicate est aux petits oignons, la quintessence de l’art de Le Carré, l’oeil aigu, le verbe élégamment assassin, l’humour vinaigré. Elle met en scène, sur le rocher de Gibraltar, colonie de la Couronne britannique, une opération ultra secrète, dite Wildlife, menée conjointement par des soldats anglais et des mercenai­res américains financés par une société militaire privée. L’objectif étant la capture d’un membre d’al-Qaida impliqué dans le trafic d’armes. Toute cette première partie, et c’est évidemment ce qui en fait le sel, est racontée du point de vue d’un diplomate de second ordre, blanchi sous le harnais du Foreign Office, manipulé par un secrétaire d’Etat sans scrupule, et qui ne comprend rien au film qui se déroule sous ses yeux.

On s’amuse, ébloui par la finesse du trait, on déguste le texte, mais il se tend peu à peu, quand la guignolade tourne à la catastrophe. Le roman bascule, le lecteur, à l’instar des protagonistes, prend conscience de la tragédie qui vient de se jouer. On sent alors monter la colère de l’auteur, dont le regard sur le monde contemporain est plus affûté que jamais. Une colère froide contre les années Blair, traître aux idéaux de la gauche et aux intérêts des classes moyenne et populaire. Une exaspération contre la marchandisation galopante du monde, la privatisation de la guerre et du renseignement en particulier, dans lesquels l’intérêt général passe par pertes et profits dans les comptes offshore de lucratives sociétés privées.

La structure diabolique, les dialogues éblouissants, la tension du récit tiennent le lecteur qui assiste à la tentative désespérée des deux héros pour établir une vérité que d’autres s’emploient à étouffer par tous les moyens. La vérité, le mensonge, la trahison, autant de thèmes centraux de l’oeuvre de John Le Carré, qui a placé cette phrase d’Oscar Wilde en exergue de son livre : « Quand on dit la vérité, on est sûr, tôt ou tard, d’être découvert. »

Commandez le livre Une vérité si délicate

Laisser une réponse