Une fatalité de bonheur

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Une fatalité de bonheur

S’il était permis de bousculer l’alphabet, de redistribuer l’ordre établi des vingt-six lettres, Philippe Forest choisirait, écrit-il, de l’ouvrir avec la lettre c comme « curiosité ». Quoi qu’il en dise, on incline davantage à penser qu’il choisirait la lettre « d ». Le d de « désir » — qui rejoint la curiosité, puisqu’il s’agit « non pas [du] désir de posséder. Plutôt : celui de connaître ». Le d de « deuil » — une absence que rien ne répare, un vide que rien ne vient combler, une « tristesse majuscule » dont rien ne console. « Mon premier roman, je l’ai écrit quand ma fille est morte. Je ne l’aurais jamais fait autrement », note sobrement ici Philippe Forest. Elle s’appelait Pauline, c’était il y a vingt ans. Réfutant de tout son être l’injonction désormais commune selon laquelle il conviendrait de « faire son deuil », il répond : « Je plaide coupable — engagé depuis quelque vingt ans, je le sais bien, dans une croisade à la don Quichotte qui me voit combattre les moulins du bon sens, plaider contre le monde et souvent en dépit de moi-même, en soutenant que toute perte est irréparable, doit le rester, que d’elle procède la part la plus humaine de nous-même. »

Depuis vingt ans, donc, à la source et au coeur profond de chaque roman de Philippe Forest (L’Enfant éternel, Sarinagara, Le Chat de Schrödinger…), est la mort de sa petite fille. Comment cette absence pourrait-elle ne pas affleurer à tout instant, dans les pages méditatives et remarquables d’Une fatalité de bonheur, esquisse d’autoportrait sous forme d’abécédaire ? Une entreprise dans laquelle l’écrivain s’est choisi pour viatique l’oeuvre de Rimbaud et qu’il mène à sa façon singulière, où spéculation intellectuelle et intuition poétique guident ensemble la pensée et la plume. Il y est question de maintes choses : de son enfance, un peu ; du Japon, qu’il connaît si bien ; de la politique, qui ne l’intéresse plus ; du geste littéraire et de son rapport à la conscience, à la morale individuelle. De la poésie, contre laquelle Philippe Forest prend parti, fermement engagé pour le roman et sa capacité à atteindre « le vertige du vrai », la « rugueuse réalité à étreindre » dont parlait Rimbaud — que Forest lit comme « un long roman dont Une saison en enfer explicite la morale ». Du salut aussi, sur lequel il s’interroge en athée : « Il faudrait entendre « se sauver » au sens de « s’enfuir » : détaler à toutes jambes, courir droit devant soi sans se retourner, dans l’espoir que l’on sait illusoire de semer le Mal et la Mort à ses trousses, en vue de différer le plus longtemps possible, tout le temps de sa vie — aussi bref qu’il soit —, le moment de la fin. »

Lorsqu’il médite sur l’impossible, c’est avec l’appui capital de Georges Bataille : « Je dis que cette notion n’en est pas vraiment une car elle désigne la part irréductible — Bataille la dit « maudite » — qui résiste à toute forme de systématisation philosophique […] Pour aller vite, je dis souvent qu’il s’agit de la part de désir et de deuil qui nous constitue tous et dont ne rend compte aucun discours raisonnable. » Bataille est encore là, interlocuteur essentiel entre tous, lorsqu’il réfléchit à la « question du néant ». Mais c’est Philippe Forest, l’écrivain, qui seul conclut : « Une grande nuit s’étend sur le monde. Dans son obscurité propice se fait entendre la parole murmurante du roman qui nous rappelle au rien et nous retient à la vie.

Il n’y a pas à triompher du néant.

Il n’y a pas même à se guérir de lui.

Il y a juste à en soutenir l’épreuve. » — Nathalie Crom

 

Ed. Grasset, coll. Vingt-six, 174 p., 18 €.

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