Une enfance de rêve

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Une enfance de rêve

Eût-elle été un de ces « enfants qui se changent en gargouille écumante lorsqu’ils ont affaire au réel qui leur résiste », l’histoire n’aurait sans doute pas été la même. Au lieu de quoi, c’est dotée d’une nature non pas docile, mais rêveuse (précisément « rêvasseuse », écrit-elle) et confiante, « d’une forme de passivité qui me faisait glisser à la surface du monde, en suivant les pentes douces et en épousant au passage les aspérités », que se décrit Catherine Millet dans Une enfance de rêve, admirable récit d’apprentissage et d’émancipation par lequel elle prolonge l’examen autobiographique commencé par La Vie sexuelle de Catherine M. (2001) (1) , poursuivi avec Jour de souffrance (2008). Trois ouvrages donc, désormais, pour une oeuvre parfaitement homogène, qu’unifie la « posture de témoin, y compris face à [soi]-même » que Catherine Millet définissait comme sienne dans l’éclairante préface qu’elle donnait à Jour de souffrance. Un souci d’objectivation du vécu qui travaillait déjà, de stupéfiante manière, La Vie sexuelle de Catherine M., et qui est une nouvelle fois à l’oeuvre dans le présent ouvrage — « à sa façon, un documentaire », commente l’auteure dans les pages conclusives, et le fait est.

Soit donc une enfance, dans les années 1950-1960, à Bois-Colombes, une banlieue petite-bourgeoise de l’Ouest parisien. Soit donc une famille : parents, enfants, grand-mère, cinq personnes sous un même toit — en l’occurrence, un deux-pièces pour commencer, une pièce supplémentaire viendra plus tard. Le matériau narratif est classique : archéologie familiale, tableau d’une époque et de ses moeurs, ambiance intime quotidienne — plutôt âpre : « Le régime des disputes et des disputes dégénérant en bagarres faisait partie de l’ordinaire… » —, premières perceptions du monde alentour par l’enfant, apprentissages divers, sensibles, affectifs et sociaux, en famille puis en classe, en villégiature en bord de mer, dans la cour de l’école, au catéchisme, dans la bibliothèque familiale et celle de l’école…

Ce qui caractérise l’être-au-monde de la petite fille — et celui de l’adulte qu’elle est devenue —, c’est peut-être cette pente « rêvasseuse » et solitaire, cette capacité à s’abandonner aux « pensées flottantes […], cette nébuleuse qui enveloppe tous les faits de la vie et en adoucit les contours lorsqu’ils sont trop vifs ». Une aptitude, aussi, à tout ensemble vivre et se regarder vivre, à pratiquer « la vie dédoublée [qui] suppose non pas de s’absenter du monde pour rejoindre un monde imaginaire, mais au contraire d’être hyper présent dans le monde, sensible au plus petit détail qui le constitue, au moindre phénomène qui le traverse », d’où une « étrange perception du temps, comme si le présent avait déjà été écrit et qu’il eût acquis l’épaisseur d’un solide roman où s’entremêlent les intrigues, et dont il faut feuilleter les pages en arrière pour se rappeler un passage nécessaire à la compréhension du nouvel épisode ».

La reconstitution est minutieuse (des acteurs, des décors, des événements, des sensations), et scrupuleux l’examen des souvenirs que la mémoire a conservés ou que le processus introspectif fait ressurgir. Pourtant, le portrait de l’auteure en petite fille puis en adolescente ne semble jamais le vrai dessein de ce livre, parfaitement autobiographique mais comme essoré de toute tentation égocentrique ou narcissique. Sans doute parce que, sans jamais s’écarter du singulier, de l’unique (moi, Catherine Millet), auquel elle se consacre avec tant de précision et de volonté d’exactitude, l’auteure élargit à tout moment le champ du regard, fait surgir l’universel en passant son vécu propre au tamis d’une analyse spéculative d’une saisissante acuité. Ainsi sont les livres de Catherine Millet : de l’intelligence qu’elle y déploie se nourrit leur limpide beauté. — Nathalie Crom

 

(1) La Vie sexuelle de Catherine M. fait l’objet d’une réédition, augmentée de quatre textes critiques inédits (éd. du Seuil, en librairie le 2 mai).

 

Ed. Flammarion 284 p., 19,50 €.

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