Une colère noire Lettre à mon fils

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Une colère noire Lettre à mon fils

« Je te le dis : cette question — comment vivre avec un corps noir dans un pays perdu dans le Rêve — est la question de toute ma vie. » Poignante lettre adressée par Ta-Nehisi Coates à son fils de 15 ans, Une colère noire a connu, depuis l’été 2015, un succès fracassant aux Etats-Unis, faisant de l’auteur, jeune journaliste à The Atlantic, l’un des intellectuels les plus écoutés du moment. Récompensé par le National Book Award, le livre a surtout été adoubé par la romancière Toni Mor­rison, qui a accueilli Ta-Nehisi Coates, né à Baltimore en 1975, comme la nouvelle voix capable de remplir le vide causé par la mort de l’écrivain James Baldwin en 1987.

C’est à une série de gouffres que s’attaque Une colère noire : celui qui sépare d’abord le mirage du rêve américain, son prétendu confort égalitaire et protecteur (ses « belles pelouses » et ses « allées privées »), de la réalité de l’injustice et de la peur ressenties par l’auteur tout au long de sa vie. Une insécurité physique, viscérale, « terreur pure de la désincarnation, de la perte de mon corps », allant de la violence de la rue, des couteaux et armes à feu aux arrestations et fouilles arbitraires, en passant par le tout-venant des vexations racistes (ainsi cette femme qui, par une petite tape dans le dos doublée d’un « Allez ! », s’en prend au fils de Ta-Nehisi Coates qui, à l’âge de 5 ans, lambinait dans un cinéma). Cette permanente dépossession de soi est un héritage de la fabrique raciste, autre gouffre qui désunira à jamais les Noirs des Blancs — « ils ont transformé nos corps pour en faire du sucre, du tabac, du coton et de l’or » : « N’oublie jamais que nous avons été esclaves dans ce pays plus longtemps que nous n’avons été libres. » Cette longue histoire pleine de cicatrices ne souffre aucune compensation. Dans ce livre, passation générationnelle si tragique, le père ne laisse donc pas d’espoir à son fils, qui aura toujours « le vent de face et les chiens sur les talons » : « Ne détourne jamais les yeux de cette réalité. » Les victimes se nomment Michael Brown, Eric Garner ou Trayvon Martin. Gouvernée par un président noir, l’Amérique a connu une recrudescence de violences perpétrées par des policiers souvent acquittés, meurtres racistes systémiques, « carburant » qui alimente, encore et toujours, « la machine américaine » de destruction du corps noir.

Ce gouffre, c’est finalement celui qui sépare l’auteur du monde, vertige que Ta-Nehisi Coates a choisi, dans ses articles et essais, de décrypter, sans ­passer sous silence la froideur qu’il a par exemple ressentie devant les ruines du 11 Septembre : « J’avais mes propres désastres à affronter »… Voilà pourquoi le titre américain, Between the world and me (entre le monde et moi), s’avère bien plus riche que le cliché français de la « colère noire » — sans compter que la figure du Black enragé (homme ou femme…) est l’un des stéréotypes racistes les plus tenaces outre-Atlantique. Si l’écriture compense en partie la blessure de la dépossession de soi, c’est qu’elle s’incarne dans l’épaisseur d’une vie, qui éclot dans le Baltimore des années 1970, se confronte à la rue et à l’école, les « deux bras d’un même monstre », à l’identification avec Malcolm X, pour trouver une voie à l’université Howard à Washington, « La Mecque, carrefour de la diaspora noire », puis dans le journalisme. Jusqu’à cette déclaration d’amour, désespérément lyrique, à son fils : « Je devais, je dois survivre pour toi. » — Juliette Cerf

 

Between the world and me, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Thomas Chaumont, préface d’Alain Mabanckou, éd. Autrement, 202 p., 17 € (en librairie le 27 janvier).

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