Un singulier garçon

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Un singulier garçon

L’auteure anglaise Kate Summerscale s’est fait une spécialité de reconstituer, avec l’entêtement du journaliste, la minutie de l’historien, la finesse d’analyse de l’écrivain, des faits divers à sensation du xixe siècle. Non pour les désembrouiller et les résoudre — ce ne sont pas des affaires demeurées non élucidées au sens policier et judiciaire du terme —, mais pour traquer, dans ces « nouvelles informes », ainsi que ­Roland Barthes les qualifiait, des indices qui éclairent les mentalités de la société qui a vu s’accomplir ces crimes, en l’occurrence l’Angleterre victorienne. Un fait divers ne frappe intensément et durablement les esprits que s’il cristallise les angoisses d’une époque, telle est la conviction de Kate Summerscale, et, de fait, la teneur des réactions des contemporains (de la presse, de l’opinion, des institutions…) l’occupe autant que la restitution des faits. L’Affaire de Road Hill house (2008), La Déchéance de Mrs Robinson (2012), aujourd’hui complétés par Un singulier garçon, sont ainsi autant d’auscultations de la psyché collective anglaise de la seconde moitié du xixe siècle, secouée tant par les effets de la révolution industrielle et les bouleversements sociaux induits que par les progrès multiformes de la pensée scientifique.

Dans Un singulier garçon, sous-titré Le mystère d’un enfant matricide à l’époque victorienne, l’auteure se penche donc sur le destin du dénommé Robert Coombes, dont le nom s’est inscrit dans l’histoire criminelle britannique après qu’il a, en juillet 1895, à l’âge de 13 ans, assassiné sa mère. Ces faits se déroulèrent à Londres, dans une modeste maison des faubourgs ouvriers de l’East End, Robert ayant bénéficié de la complicité, discutée lors du procès, de son jeune frère, Nathaniel, alias Nattie, 12 ans — tandis que le père des deux garçons, stewart, se trouvait au beau milieu de l’océan Atlantique, à bord du paquebot France à destination de New York. Un meurtre prémédité (le couteau avait été acheté quelque temps plus tôt), accompli sans passion apparente, voire avec une certaine désinvolture — dès le lendemain, laissant commencer à se dégrader le cadavre de leur mère dans la chaleur de juillet, particulièrement vive cette année-là, les deux enfants traversaient Londres pour assister à un match de cricket…

Alimenté par des archives nombreuses, minutieusement épluchées, notamment les minutes du procès de Robert et Nattie, le récit des faits que déroule Kate Summerscale est saisissant en soi. On demeurera longtemps troublé par la mystérieuse personnalité de Robert Coombes, son intelligence hors du commun, son destin romanesque et si subtilement émouvant — qui s’achèvera aux antipodes de l’Angleterre, en Australie, en 1949. De plus, la reconstitution est fermement inscrite dans le contexte historique et c’est l’occasion pour l’auteure de mettre au jour nombre de phénomènes relevant de l’histoire des mentalités ou de l’histoire culturelle : la classique équation classes laborieuses / classes dangereuses, l’émergence de l’adolescence en tant que moment particulier du développement de l’individu, les interrogations naissantes de la psychiatrie sur les conséquences des mauvais traitements infligés aux enfants, ou encore les débats que suscitaient à l’époque l’énorme diffusion d’une nouvelle littérature populaire bon marché (les penny dreadful) et ses effets supposés délétères sur l’imagination des jeunes gens… Tout ceci est érudit, perspicace, passionnant, mais aussi formidablement vivant et incarné — c’est dans cet alliage que réside le talent fou de Kate Summerscale. — Nathalie Crom

 

Un singulier garçon, traduit de l’anglais par Eric Chédaille, éd. Christian Bourgois, 474 p., 24 €.

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