Un monde flamboyant

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Un monde flamboyant

S’il fallait, d’un mot spontané, désigner une qualité dominante chez Siri Hust­vedt, un attribut et un atout, le dénominateur commun de son oeuvre de r­omancière et d’essayiste, c’est assu­­rément son intelligence qui viendrait à l’esprit. Logée dans sa boîte crânienne, cette mécanique spéculative de précision, en mouvement perpétuel, irrigue, jusqu’à la pulpe de ses doigts, la main dont elle tient la plume. Cela pourrait devenir un handicap lorsque c’est vers la fiction qu’elle se tourne. Mais non, dans l’élaboration de ses romans (Elégie pour un Américain, Un été sans les hom­mes…), Siri Hustvedt sait aussi, de cette intelligence, tirer profit : ne pas en faire un rempart à l’émotion et à la sensibilité, en user pour élaborer des architectures narratives délicates et ­savantes, et pour accéder à de belles profondeurs méditatives, notamment lorsqu’elle inter­roge la psyché humaine.

En témoigne aujourd’hui le brillant, stimulant, excitant Un monde flamboyant, où Siri Hust­vedt a injecté nombre de sujets qui l’occupent depuis longtemps — la vie psychique de l’individu telle que l’éclairent ensemble la psychiatrie, la psychanalyse et la neuropsychologie ; l’intimité conjugale et, plus généralement, les rapports entre hommes et femmes ; la création esthétique et l’être artiste… Tout ceci orchestré autour de la destinée d’une plasticienne new-yorkaise : Harriet Burden, décédée en 2004, soit quelques années avant que s’ouvre le roman. Feu Harriet Burden, Harry pour les intimes, est alors l’objet d’une enquête menée par un universitaire qui dispose, en guise d’indices, des carnets qu’elle a tenus, de témoignages écrits par ceux qui l’ont croisée ou connue, et d’entretiens qu’il mène avec ceux qui l’ont côtoyée : ses enfants notamment ; Bruno, devenu son compagnon après la mort de son mari Félix, l’influent directeur d’une galerie d’art ; et d’autres témoins, ­directs ou indirects, de la vie de Harriet — de « ses » vies, dira-t-on, puis­qu’elle en a eu plusieurs, jeune artiste d’abord, puis épouse et mère dévouée, avant son veuvage et le retour impérieux à la création.

Le procédé consistant à construire une narration en assemblant ainsi des fragments n’est bien sûr pas inédit, mais Siri Hustvedt le maîtrise admirablement, sait lui donner du rythme et une vraie malice. Surtout, elle joue à merveille de la multiplicité des points de vue que permet un tel collage. Un monde flamboyant peut ainsi se lire comme le passionnant portrait, en quelque sorte cubiste, de Harriet Burden — exposée en même temps sous différents angles. La romancière ajoute du piquant à l’affaire en prêtant à Harriet, revenue vers l’art à la mort de Félix, un geste esthético-politique aux conséquences inattendues — qu’on ne dévoilera pas ici… Convaincue que « l’art vit uniquement dans sa perception », et que le spectateur ne regarde pas d’un même oeil une oeuvre plastique (ou littéraire, ou autre…) selon que son auteur est une femme ou un homme, elle enrôla trois artistes masculins pour se dissimuler derrière eux, créer une oeuvre propre à chacun des trois, tout en demeurant dans l’ombre. Espérant, par ce stratagème un jour révélé, interroger bien plus que le sexisme du regard, « Harriet voulait que sa révélation soit quelque chose de plus qu’un canular et plus aussi que l’expression d’une position idéologique sur les femmes dans le monde de l’art. Elle voulait que tout le monde comprenne (…) qu’il n’existe aucune façon objective de voir quoi que ce soit. » Siri Hustvedt, dans ce Monde flamboyant, ne veut pas autre chose. — Nathalie Crom

 

The Blazing World, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Boeuf Ed. Actes Sud 416 p., 23 €.

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