Un certain monde

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Un certain monde

Difficile de ne pas commencer par conter l’histoire singulière de la publication de ce roman — au risque, mesuré, de voir l’anecdote supplanter l’intérêt du livre lui-même. Romancière australienne reconnue dans le monde anglo-saxon, auteure de quatre opus remarqués, parus entre 1957 et 1966, Elizabeth Harrower était sur le point de faire paraître, en 1971, son cinquième ouvrage lorsqu’elle décida brutalement de reprendre son manuscrit, de l’enfermer dans un tiroir et de l’oublier. De se faire oublier elle-même, puisqu’elle publia encore çà et là, au cours des années qui suivirent, quelques nouvelles éparses, avant de totalement disparaître. Pour ressurgir, en 2012, à la faveur de la réédition de son oeuvre par une maison d’édition de Sydney, à laquelle elle finit par confier le fameux manuscrit qu’elle s’était refusée à rendre public. « Il y a, partout dans le monde, tant de romans morts qui n’avaient pas besoin d’être écrits », a modestement commenté Harrower, en guise d’explication à sa défection antérieure, lorsqu’est paru enfin, il y a deux ans, et plus de quatre décennies après sa rédaction, Un certain monde (en VO : In certain circles).

Les circonstances de cette publication différée n’incitent pourtant pas à lire Un certain monde comme un roman d’un autre temps. Le livre n’est pas daté, plutôt atemporel — c’est même comme s’il témoignait de façon éclatante que la forme romanesque, lorsqu’elle est parfaitement maîtrisée, est investie d’une essence qui défie le passage du temps et les évolutions esthétiques. Dans le cas d’Elizabeth Harrower, les attributs de cette maîtrise consistent en une impeccable justesse, du mot, du ton, mise au service d’une acuité psychologique hors du commun et d’une vision de l’expérience humaine tout ensemble désenchantée et rétive à tout débordement tragique — disons tchékhovienne.

C’est par une belle journée, dans le luxueux jardin de la famille Howard, que s’ouvre Un certain monde : à l’instigation de son frère aîné Russell, de retour de la guerre — nous sommes dans les années 1940 –, Zoe, 17 ans et la confiance en soi inébranlable des enfants choyés, fait la connaissance de Stephen et Anna, frère et soeur eux aussi, mais orphelins et appartenant à une classe sociale plus modeste. La suite du roman décline, de façon elliptique et sans un mot de trop, vingt ans de leurs destins entrecroisés, en épousant surtout les points de vue de l’intrépide Zoe et de l’humble Anna. Tout l’art délicat d’Elizabeth Harrower consistant à ne pas cantonner ses personnages dans la posture archétypale qui semble assignée à chacun, à tous les bousculer pour mieux redistribuer les cartes initiales, pointer la complexité des tempéraments, les faiblesses que cachent les vertus, l’aveuglement à quoi se réduit l’endurance. « Ça bouleverse de découvrir qu’on s’est peut-être trompé sur la chose la plus importante de sa vie. Ce qui doit arriver à des tas de gens », pense Zoe, parvenue au mitan de sa vie — cette erreur est l’essence même de l’existence, semble lui répondre Elizabeth Harrower. — Nathalie Crom

 

In certain circles, traduit de l’anglais (Australie) par Paule Guivarch, éd. Rivages, 272 p., 21 EUR.

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