Un beau début

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Un beau début

Les uns n'y verront sans doute rien de plus qu'un caprice du hasard, d'autres croiront y reconnaître quelque effet édifiant de la loi divine, d'autres encore une de ces « pétrifiantes coïncidences » auxquelles André Breton et les surréalistes invitaient à se montrer attentifs… Toujours est-il qu'Un beau début, le nouveau roman d'Eric Laurrent, s'ouvre sur une étrange, pour ne pas dire scabreuse, occurrence : sur les pages arrachées à une revue de charme dont il a décoré les murs de la cellule, où il est enfermé pour trafic de stupéfiants, le dénommé Robert Malbosse jamais ne saura que le corps dénudé qui s'offre aux regards est celui de sa propre fille. « Il ignorerait même jusqu'à la fin de sa vie qu'il en avait une », précise Eric Laurrent – le roman qui commence va néanmoins se charger d'éclairer par quel (triste) enchaînement de faits et de circonstances ce corps de jeune fille, nu et même pire que cela, s'est retrouvé là, punaisé au-dessus du lit de son inconscient géniteur.

C'est à la façon d'un mélodrame, ne lésinant ni sur les rebondissements dramatiques ni sur les stéréotypes (personnages et situations), que se déploie Un beau début. Ou l'histoire des premiers pas dans la vie de Nicole Sauxilange, innocente enfant née dans les années 1960 à Clermont-Ferrand, dans un milieu pour le moins défavorisé, fruit des peu romantiques amours du voyou Bob Malbosse et de Suzy, une adolescente hautement malmenée par l'existence. Nicole, qui, à peine sortie de l'adolescence, brisée par un chagrin d'amour, entamera à Paris une carrière de modèle pour le magazine pornographique Dreamgirls – carrière dans laquelle, devenue Nicky Soxy, elle connaîtra d'ailleurs un succès certain, voire une forme de consécration, nous apprend au cours du roman une des notes en bas de page dont on aurait grand tort de se priver, car c'est à elles que l'écrivain confie notamment le soin de compléter l'histoire, le roman lui-même se concentrant sur la généalogie et l'enfance de son héroïne.

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Soit donc la pieuse, crédule et imaginative Nicole (« une espèce d'héroïne, un mixte de Cosette, d'Oliver Twist, de Tom Sawyer et de Rémi, le protagoniste de Sans famille… »), qu'Eric Laurrent brutalise sans trop de vergogne, tout comme quelques chapitres auparavant il maltraitait passablement Suzanne, sa mère – l'une et l'autre livrées si jeunes aux appétits barbares des hommes, aux lubies cruelles du destin et à l'acharnement du romancier. Lequel ne fait pas mystère de l'ironie avec laquelle il se lance dans le roman populaire – lui pour qui « la littérature est avant tout un art de la combinatoire, un travail et un détournement de traditions et de formes préexistantes », et qui déjà s'est attaqué par le passé au récit amoureux (Clara Stern, Renaissance italienne), au roman d'initiation à la sensualité et à l'érotisme (Mes découvertes), voire au roman d'action (Les Atomiques, Ne pas toucher)…

Eric Laurrent n'évolue pourtant jamais dans le registre de la parodie, de la pure ironie. Son geste romanesque est infiniment plus singulier, plus sophistiqué, plus sincère aussi, qui s'appuie sur une phrase infiniment précieuse et baroque – et un lexique non moins raffiné – dont il a fait, de livre en livre, depuis vingt ans, sa voix propre, parfaitement identifiable, et son arme. Une phrase proustienne, merveilleusement rythmée et digressive, capable d'assumer tout ensemble la narration rocambolesque et les descriptions minutieuses, hyperréalistes même, des corps, des paysages ou des objets, somptueuses comme des toiles peintes, portraits vivants ou natures mortes. Une phrase en outre faite pour accueillir encore les commentaires dont le romancier ne se prive pas – car il n'est jamais neutre, cet écrivain à la pente moraliste, qu'il s'agisse de souligner les faiblesses et les étincelles de grâce d'un personnage ou de pointer le ridicule et les travers d'une époque.

Dans Un beau début, à la fiction se mêle une part indéfinissable d'autofiction : Eric Laurrent est né à Clermont-Ferrand en 1966, le décor dans lequel Nicole grandit est manifestement celui de sa propre enfance. Et le narrateur qui surgit au beau milieu du livre, alors qu'on ne soupçonnait pas son existence, pourrait bien être lui, ou un individu qui lui ressemble. Un homme que n'épargne pas la nostalgie de l'enfance et du temps à jamais perdu. Un écrivain virtuose capable, partant d'un matériau on ne peut plus trivial, de construire une œuvre tout à la fois ironique et sensible, cruelle et sensuelle, éblouissante.

EXTRAIT

« C'est ainsi que la petite Sauxilange n'était plus parmi nous à la rentrée scolaire suivante. Comme je ne la revis plus non plus au catéchisme, où nous nous retrouvions un soir par semaine dans une petite salle du presbytère de la vieille église du bourg et à l'issue duquel, deux mois plus tôt, je la regardais encore descendre en sautillant la petite rue Saint- Hilaire, sa silhouette tout entière nimbée d'une manière de halo d'or par le soleil déclinant, dont les rayons rasants enflammaient sa chevelure claire, y faisant danser ces mêmes langues de feu que l'Esprit saint, ainsi qu'on venait de nous l'apprendre, avait allumées sur les têtes des apôtres le jour de la Pentecôte, et rosissait ses jambes nues, jouant sur sa fine peau de blonde comme à travers un vitrail… »
(Un beau début, pages 95-96)

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