Tristesse de la terre

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Tristesse de la terre

Il faut être bien naïf pour croire que l’Histoire est linéaire. Qu’elle ressemble à une pelote compacte dévidée par une main invisible. L’Histoire ? Une boîte de fer remplie de milliers de bouts de pellicule, assemblés après coup par l’historien… ou le romancier. Eric Vuillard, par exemple. Vuillard n’a pas son pareil pour piocher dans quelques mètres de films épars, les restaurer, zoomer sur les détails, ajouter du contraste, de la netteté. Dans Tristesse de la terre, il tire de l’oubli Buffalo Bill. Pas seulement la légende — le cow-boy aux vestes à franges —, mais Bill Cody (son vrai nom), ancien employé de chemin de fer et créateur du plus grand spectacle du monde : le Wild West Show.

On a du mal à se représenter, aujourd’hui, ce que fut cette énorme machine à divertir. En tournée pendant une vingtaine d’années dans le monde entier à partir de 1883, le Wild West Show, c’est « 1 200 pieux, 4 000 mâts, 30 000 mètres de cordage, 23 000 mètres de toile… », 18 000 spectateurs sous le chapiteau (deux fois par jour), 70 millions de spectateurs au total ! En un mot, c’est l’acte de naissance du show-business. Du divertissement planétaire, du fun mondialisé. Mais le cadre n’est rien, ce qui intéresse Vuillard, c’est le motif, à l’intérieur du tableau. Or, ce que joue et rejoue jusqu’à l’écoeurement Buffalo Bill, dans un bazar savamment orchestré de cris et de poudre, c’est le génocide du peuple indien. Oui, la première grande scène de l’industrie du divertissement a reproduit, dans une indescriptible excitation, les massacres qui se déroulaient, au même moment, dans les plaines de l’Ouest américain, à Wounded Knee. Pis encore : ces Indiens qu’on assassine, le Wild West Show va les tuer une seconde fois, en les embauchant comme figurants pour qu’ils rejouent leur mort devant des publics aux anges.

Comme souvent chez Vuillard, le grand fracas de l’Histoire est passé au filtre de l’histoire intime : celle de Buffalo, qui restera toute sa vie une parodie de lui-même, un héros d’opérette, une légende qui n’a rien fait (il n’a participé à aucune des batailles citées). Et celle de Sitting Bull et de tous ces Indiens que l’auteur (admirable dans le récit, moins inspiré lorsqu’il se prend à philosopher sur son sujet) est allé chercher au fond de la boîte à films, pour leur offrir, enfin, une digne sépulture. — Olivier Pascal-Moussellard

 

Ed. Actes Sud 158 p., 18 €.

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