Trente Filles

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Trente Filles

Le motif est dur, la phrase nue, et si malgré tout on s’immerge avec impatience dans Trente Filles, c’est que le roman est signé Susan Minot, l’auteure notamment de Mouflets, de La Vie secrète de Lilian Eliot, de l’inoubliable Crépuscule — point culminant d’une bibliographie aussi parcimonieuse qu’éclatante d’intelligence, de sensualité, de sensibilité dans son examen de l’intimité, de l’expérience humaine ordinaire, de l’insatisfaction qui en est tout ensemble l’essence et le drame. L’inaccomplissement, la mémoire telle qu’elle tamise et réévalue le vécu, voilà les thèmes qu’on connaissait à l’élégante Minot, qui s’était absentée de la scène éditoriale depuis plus de dix ans. C’est avec dans les mains la même matière humaine intime qu’elle revient, mais en lui offrant une perspective nouvelle.

Jane, l’une des deux héroïnes de Trente Filles, est un personnage tout sauf incongru dans l’univers de Minot : une Américaine d’âge mûr, lestée comme on peut l’être au mitan de la vie par un certain nombre de renoncements, de lassitudes. Journaliste, elle débarque en Afrique de l’Est avec pour objectif de recueillir les témoignages d’enfants brutalisés, chair et âme offensées lors des violents conflits qui déchirent le continent. Dans un premier temps, ce sont pourtant des individus qui lui ressemblent que Jane rencontre : des expatriés de toutes nationalités, affairés et vacants, dont les gestes, les occupations, les amours, semblent un leurre, un masque posé devant le vide.

Cependant, enchâssée dans le récit qui suit les pensées, le quotidien de Jane en Afrique, il y a la voix d’Esther, qui, elle, parle à la première personne. Esther qui est la vocation du voyage de Jane, sa destination même — et cela, dès avant qu’elles ne se rencontrent. Esther est une enfant encore, et l’une des « trente filles » qui donnent son titre au roman. Un titre expliqué dès le premier chapitre, sec, poignant et chuchoté, dans lequel on assiste à l’enlèvement de cent trente-neuf adolescentes, perpétré une nuit, dans un pensionnat catholique de Konabe, en Ouganda, par un mouvement rebelle et criminel auto-intitulé Armée de résistance du Seigneur (LRA, soit Lord’s Resistance Army). « J’en garde trente », a dit le chef du commando à la religieuse italienne responsable du pensionnat, partie dès l’aube sur la trace des ravisseurs afin de récupérer les très jeunes filles. Alors, « soeur Giulia s’est levée et est venue vers nous. Quand j’ai vu son visage, j’ai su que c’était pour annoncer une mauvaise nouvelle. « Soyez sages », a-t-elle dit. Des filles se sont mises à pleurer, à tendre une main vers sa manche. Elle a secoué la tête. Vous ne devez pas pleurer. Vous devez être fortes. »

Les faits sont authentiques, l’enlèvement a eu lieu le 10 octobre 1996, les trente adolescentes du collège St. Mary’s d’Aboke ont rejoint la troupe des enfants soldats et/ou esclaves sexuels de la LRA — la plupart s’en échapperont après quelques mois. C’est avec une compassion essorée de tout larmoiement que Susan Minot s’empare de ces événements, pour faire vivre et parler Esther, adolescente rescapée d’un enfer que ses mots peu à peu racontent, en s’attachant moins aux faits qu’aux émotions ressenties — ainsi : « Je m’efforçais de préserver un lieu calme en moi. Je le voyais comme étant mon âme et je l’imaginais sous la forme d’une coupe de marbre blanc. Personne ne pouvait altérer cette coupe, elle était ancienne et ronde et c’était le seul bien qui n’appartenait qu’à moi. » — Nathalie Crom

 

Thirty Girls, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Pierre Aoustin, éd. Mercure de France, 402 p., 25,50 €.

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