Treize Façons de voir

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Treize Façons de voir

De ce recueil, le romancier irlando-américain Colum McCann dit volontiers qu’il est le plus personnel, et même le plus autobiographique de ses livres. Et de Peter Mendelssohn, ­figure centrale de « Treize Façons de voir », la nouvelle éponyme du volume, le personnage auquel il est le plus attaché parmi tous ceux qu’il a fait venir à la vie par l’écriture, depuis les quelque vingt-cinq ans qu’il publie. Qui est ­Peter Mendelssohn ? Un vieil homme encombré d’un corps fragile et exténué, un corps qu’il peine à rassembler et à mouvoir en ce matin d’hiver où l’on fait sa connaissance, à l’aube de ce jour qui sera son dernier. Bien entendu, l’ancien magistrat new-yorkais ne le sait pas encore, mais quelques heures plus tard il sera victime d’une agression, sortant du restaurant de l’Upper East Side où il a déjeuné avec son fils, le toujours pressé Elliot. Le vieux corps épuisé de Peter Mendelssohn ne se relèvera pas du geste violent de son assaillant.

Il est facile, sans doute même trop facile, d’établir un lien entre cette agression et celle dont Colum McCann lui-même a été l’objet il y a deux ans, dans le Connecticut, après être intervenu pour porter secours à une femme qu’un homme rouait de coups dans la rue. L’écrivain en est sorti gravement blessé, le visage fracturé. Pourtant, dès avant cela, l’histoire de Peter ­Mendelssohn existait déjà dans sa tête et sur le papier, elle cherchait alors sa forme — elle l’a trouvée depuis : treize chapitres, épousant la structure d’un célèbre poème de Wallace Stevens, Thirteen Ways of looking at a blackbird (« Treize Manières de regarder un merle »). Et s’il fallait résumer en un thème la nouvelle « Treize Façons de voir », celui de la violence s’imposerait avec moins d’évidence que celui du regard et de ses limites.

Car la matinée, les déplacements, le déjeuner, l’agression de Peter Mendelssohn se sont déroulés sous l’oeil d’une multitude de caméras de surveillance, placées à son domicile, dans le hall de son immeuble cossu, dans la rue, etc., qui ont tout enregistré de ses moindres faits et gestes, jusqu’aux circonstances de sa mort sur le trottoir, mais dont les images captées ne disent rien, en réalité, de ce qui a occupé le dernier jour de sa vie. Les lieux et les visages vers lesquels l’ont conduit ses pensées errantes, ses souvenirs surgissant par fragments et dans le désordre, entre son enfance à Vilnius, puis à Dublin, sa rencontre précoce avec Eileen, devenue plus tard son épouse et demeurée son unique amour, ses années à Brooklyn puis le déménagement dans l’Upper East Side, ce métier de juge vers lequel l’a dirigé le sens de l’intégrité sur lequel il a fondé son existence… Assurément, plus que l’instant de la mort violente du vieil homme, c’est la vie et son insondable mystère que s’attache à saisir l’écrivain, avec une renversante compréhension de l’humain.

Ceci vaut pour les quatre autres nouvelles, plus brèves, qui complètent le recueil, parmi lesquelles se ­détache « Sh’khol ». Ou l’histoire très épurée, énigmatique et bouleversante, d’une relation mère-fils. Elle, Rebecca, a 48 ans déjà, lui, 13, et c’est un enfant adopté en Russie. Rebecca était en couple avec Alan quand Tomas est entré dans leur existence. Elle vit seule avec le garçon désormais, dans un cottage aux volets bleus près de Galway, et sur leur relation silencieuse tissée d’affection, de culpabilité, de violence latente, sur l’amour invisible et mutique qui les unit, Colum McCann écrit les plus belles, les plus intimes pages qu’on ait lues depuis longtemps. — Nathalie Crom

 

Thirteen Ways of looking, traduit de l’anglais (Irlande) par Jean-Luc Piningre, éd. Belfond, 308 p., 20,50 €.

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