Terminus radieux

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Terminus radieux

La Deuxième Union soviétique a échoué, de la morale prolétarienne – « abnégation, altruisme et combat » – ne subsistent que des miettes. Sur les vastes plaines où s’étend la steppe, on croise des villes mortes, « une voie ferrée disparaissant sous les orties », des « vaches ensauvagées » s’abreuvant dans des étangs aux eaux trop sombres, parfois un champ d’inquiétantes céréales mutantes, ici et là des soldats qui bivouaquent… Tout cela, et pire encore. Traversant le décor, traçant son chemin parmi les herbes hautes et les ruines, un homme marche. « Continue, Kronauer, continue sans réfléchir, sans mesurer, compte pas les mètres parcourus, compte pas ce qui reste, mesure rien… » Il s’appelle donc Kronauer, il a presque 40 ans, c’est un ancien soldat dans la pleine force de l’âge – « Cela dit, il avait vu trop de morts, assisté à trop de déroutes, et il avait perdu beaucoup de sa ré­ser­ve d’espérance »

L’exténuante marche de Kronauer dans la plaine dévastée ouvre un nouveau chapitre du grand et beau livre poético-politique dont Antoine Volodine a entrepris l’écriture il y a plus de trente ans. Peaufinant, précisant, approfondissant, au fil des années et des récits (Biographie comparée de Jorian Murgrave, Des anges mineurs, Dondog, Songe de Mevlido…), un univers imaginaire d’une singulière cohérence. Un monde en ruine et en friche, comme dévasté par une apocalypse guerrière, un désastre dans lequel les dieux n’y sont pour rien, mais dont l’homme seul fut l’artisan, diligent et infatigable. Un monde vaincu à force de révolutions dévoyées, de guerres sanglantes, de massacres, et où survit une humanité à bout de souffle mais formidablement réticente à laisser s’éteindre l’infime flamme qui la maintient en vie. Un monde romanesque dont l’intense étrangeté, palpable dès qu’on entrou­vre la porte, pour toujours reconnaissable dès lors qu’on s’en est un jour approché, installe pourtant, non pas une mise à distance, mais au contraire un sentiment d’intimité, de connivence heureuse et inquiète.

Frères humains qui avancez vers la catastrophe, qui y êtes peut-être déjà, regardez-vous aujourd’hui dans le miroir que vous tend Antoine Volodine, par l’entremise du dénommé Kronauer… Lequel, sans trop savoir s’il est encore vivant ou déjà mort, encore humain ou déjà passé outre, à force de marcher malgré tout, finit par atteindre le kolkhoze « Terminus radieux », vestige de l’ancienne organisation politico-économique, ressemblant désormais davantage « à un repaire de brigands qu’à une institution agricole ». Une petite communauté humaine, rassemblée autour d’une pile nucléaire devenue folle, et placée sous la présidence de l’autoritaire Solovieï, un « colosse malgracieux », assisté d’une antique vestale, la Mémée Oudgoul…

Comme toujours, dans les romans d’Antoine Volodine, le tragique se mêle à l’humour, et les références fortes au réel et à l’Histoire sont conjuguées avec un troublant dérèglement des repères spatiaux et temporels. Dans ce cadre tout ensemble chaotique et concret, les aventures de Kronauer deviennent le support d’une rêverie intensément poétique et émouvante. Le secret, pour participer à ce rêve grave, consiste simplement à se laisser porter, envoûter, bientôt envahir par le souffle romanesque, les images fortes comme extraites de cauchemars familiers, les émotions d’une grande pureté qu’orchestre l’écrivain. Un enchanteur, à sa façon, héroïque et sombre.

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