Souvenirs de la marée basse

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Souvenirs de la marée basse

Dans Comment supporter sa liberté (1998) — un ouvrage relevant tant de l’essai philosophique que de la prose intimiste et qui, avec La Vie réelle des petites filles (1995), Souffrir (2003) ou L’Esprit de conversation (2011), par­ticipe de son « autobiographie indirecte » —, Chantal Thomas note ce fait : s’il lui est impossible, comme à quiconque, de se rappeler le moment lointain où elle a su marcher, « du jour où j’ai su nager, pourtant presque aussi éloigné que le premier, il me semble que je garde non un souvenir racontable, mais une trace vive, dont le réveil fait de chaque bain un émerveillement : je flotte et les profondeurs bleutées que je mesure du regard non seulement ne signifient pas ma perdition, mais plus elles s’accroissent, mieux elles me portent… ». Vingt ans plus tard, le présent Souvenirs de la marée basse s’ouvre sur une autre baignade — fondatrice, elle aussi, à sa façon. Le tableau est intrigant, délicieux, inoubliable. On y voit une toute jeune fille à la mince silhouette garçonne crawler élégamment dans les eaux troubles du Grand Canal des jardins de Versailles. C’est un matin de juillet, la nageuse est arrivée à bicy-clette, et elle ne repartira que lors-qu’un vieux jardinier se sera aperçu de sa présence incongrue dans le royal bassin. Eugénie, la grand-mère de Chantal Thomas, ne se lassait pas de raconter ce bain fantasque auquel s’adonna un jour sa fille Jackie, alors adolescente. Jackie que la passion — ou doit-on dire plutôt la vocation ? — de la nage ne quitta jamais ; et qui, s’immergeant tout au long d’un été dans les eaux bleues d’un lac de montagne, alors qu’elle était enceinte de sa fille Chantal, lui transmit peut-être in utero cette inclination aquatique — l’ineffaçable « charme des musiques et des douceurs mêlées des eaux de ma mère et du lac », proclame Chantal Thomas.

La figure de Jackie, qui ne semblait vivre que pour répéter chaque jour sans fin le geste délié du nageur, aligner les longueurs, sentir le « délice de l’eau contre sa peau », répondre à l’appel du large, vivre le bain comme une cérémonie quasi religieuse, est au coeur du roman familial de Chantal Thomas — ses grands-parents et son père y sont d’admirables seconds rôles. Jeune femme étouffant dans un rôle d’épouse et de mère qui la leste et l’entrave, l’insaisissable Jackie est une énigme pour l’enfant qui grandit à ses côtés — un mystère, une douleur feutrée, un chagrin tangible mais sans pesanteur. Les silences de Jackie tiennent sa fille à distance ; la plage et le goût des bains de mer les réunissent. « Ma mère est une enfant à part », écrit Chantal Thomas, tandis qu’elle sème au fil de ses pages les discrets et poignants indices de la mélancolie maternelle, tout en déroulant au présent, au fil de courts chapitres qui sont comme des instantanés de sensations pures, l’étincelant et limpide roman de formation d’une fillette qui grandit au bord de l’Atlantique et y fait ses apprentissages.

Une enfant des années 1950, dont le sable d’Arcachon et l’océan sont tout à la fois des terrains de jeu et l’école d’un vrai savoir, non académique, sensuel, intuitif, souverain. Celui qui découle de longues journées passées à jouir en liberté de l’espace immense de la plage, à écrire sur le sable d’inaugurales fables. Celui qui s’acquiert au gré des immersions dans la mer et des mouvements répétés de la brasse ou du crawl, le « savoir de l’eau qui, de bain en bain, ou seulement à la contempler — ou même sans la voir lorsque au détour d’une allée une bouffée d’air salin nous caresse les joues — grandit en nous ». Comme une initiation à « cette autre manière d’exister, dans l’abandon, la déprise », un acquiescement à la sensation de perdre pied, une « jubilation en mode nageur ». Un apprentissage de la volupté, de la durée infinie et de la valeur de l’instant — des notions qui ne sont pas sans évoquer quelque chose de l’esprit du xviiie siècle, profondément réfractaire et jouisseur, à l’étude duquel Chantal Thomas allait plus tard se consacrer, via notamment la figure du feu follet Casanova, libertin en « quête d’une harmonie entre art de jouir et art de vivre ».

Aux plages atlantiques succéderont, pour Chantal Thomas comme pour Jackie, celles de Menton et de Nice. Et lorsque le rapprochement entre la mère et la fille finira par se faire, ce sera sur ces « autres rivages » — titre de la seconde partie de ces Souvenirs de la marée basse, que l’auteure emprunte à Nabokov et à ses merveilleuses réminiscences d’une enfance certes vécue en grande partie en exil, mais qui n’en reste pas moins, notait-il, un « véritable Eden de sensations visuelles et tactiles ». C’est bien de cet éden que nous écrit aujourd’hui Chantal Thomas, dont, par-delà les décennies, les sensations sont demeurées intactes, et elle sait les dire avec une grâce véritable. « Où c’est le plus beau, c’est là où j’habite », revendique-t-elle — dans ce paradis, il est aussi une place pour qui la lit. — Nathalie Crom

 

Souvenirs de la marée basse

Ed. du Seuil, coll. Fiction & Cie, 218 p., 18 €.

Extrait

« Ma mère n’entre pas dans l’eau comme les coquettes qui ont peur de mouiller leur indéfrisable, ni comme les mijaurées qui poussent de petits cris et jouent les intéressantes (« Allez, courage Madame ! Dès qu’on nage, elle est bonne »). Elle s’avance jusqu’à la hauteur de la taille, marque un léger arrêt, se lance. A la fin, mêmes rectitude et économie de geste. Elle se renverse pour quelques mètres de dos crawlé et regagne la plage. En fait, il est rare que je voie ma mère sortir de l’eau. Je la découvre, une fois qu’elle a parcouru la distance qu’elle s’était fixée, revenant à pied le long de la mer. Elle a un air de satisfaction, de repos (alors qu’elle vient de produire un réel effort physique). Elle marche vers moi, vers ma serviette de bain étalée, mon sac où le vent fait entrer du sable […]. Son visage, son corps ont quelque chose de rayonnant. Elle regarde en direction de la mer. Ma mère ne se repose pas, ne se pose sur rien — sauf sur la mer. »

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