Soumission

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Soumission

« Je ne suis pas un prophète, je ne l'ai ­jamais été, mais j'ai gardé de ma lon­gue fréquentation de la science-fiction le goût des hypothèses », expliquait ­Michel Houellebecq dans un entretien au magazine Art Press (1) il y a qua­tre ans, au moment où paraissait La Carte et le Territoire (prix Goncourt 2010). Une hypothèse, donc — c'est-à-dire une « proposition reçue, indépendamment de sa valeur de vérité, et à partir de laquelle on déduit un ensemble donné de propositions », dit le dictionnaire. Une expérience, en somme — « prendre les faits dans la nature, puis étudier le mécanisme des faits, en agissant sur eux par les modifications des circonstances et des milieux, (…) pour arriver à la connaissance complète d'une vérité », écrivait Zola, définissant le naturalisme littéraire. C'est assurément ainsi qu'il convient de comprendre le point de départ de Soumission, le nouveau roman de Michel Houellebecq. Quelle hypothèse, quelle expérience ? Dans la France de 2022, au terme du second mandat de François Hollande, l'accession au pouvoir, à la faveur de l'élection présidentielle, de la Fraternité musulmane et de son leader, Mohammed Ben Abbes. Cet homme religieux, s'affichant comme modéré et soucieux de « présenter l'islam comme la forme achevée d'un humanisme nouveau, réunificateur », est parvenu à rallier le soutien des partis traditionnels, droite classique, centre et Parti socialiste, unis pour repousser la progression de l'extrême droite et de la mouvance identitaire.

C'est dans ce contexte politico-historique orageux que Michel Houellebecq propulse le narrateur de Soumission : un universitaire quadragénaire, spécialiste de Huysmans et des écrivains décadents de la fin du xixe siècle, par ailleurs personnage houellebecquien par excellence, solitaire, détaché, parfaitement indisposé par son époque — ses élites politiques et intellectuelles, ses idéaux progressistes et ses réflexes bien-pensants, ses moeurs mercantiles — et dont les exécrations, prononcées sans colère, nourrissent une satire politique et sociale terriblement précise, urticante, un peu ­répétitive, mais souvent hautement comique. Un type au corps douloureux — « migraines, maladies de peau, maux de dents, hémorroïdes », et on en passe — et au tempérament tout sauf atrabilaire, imperturbable au contraire, qui n'a d'intimité fraternelle qu'avec l'auteur d'En route et du cycle de Durtal car « seule la littérature peut vous donner cette sensation de contact avec un autre esprit humain, avec l'intégralité de cet esprit, ses faiblesses et ses grandeurs, les limitations, ses petitesses, ses idées fixes, ses croyances », songe-t-il. Et d'intimité amoureuse ponctuelle qu'avec la sensuelle et tendre Myriam, sa jeune maîtresse aux caresses infiniment plus satisfaisantes que celles des étudiantes qu'il lui arrive de contacter via le site Youporn.

La suite du roman voit le nouveau pouvoir politique s'installer en douceur, et le pays faire preuve d'« une acceptation tacite et languide », retrouver même « un optimisme qu'(il) n'avait pas connu depuis la fin des Trente Glorieuses ». Et d'autres pays européens emboîter rapidement le pas. Myriam et sa famille juive quittent pourtant la France pour Tel-Aviv — mais « il n'y a pas d'Israël pour moi », songe le narrateur, désormais plus seul que jamais. Morose plus que désespéré. Vacant. Comme dissous. C'est alors que, insensiblement, le roman glisse vers son dessein profond : s'interroger sur la place du sentiment religieux dans la modernité occidentale, sur le nihilisme et la mort de Dieu, et énoncer, à travers l'itinéraire spirituel du narrateur, la possibilité d'une rupture collective et historique majeure.

Engagé, comme à son corps défendant, dans une sorte de quête dernière, un processus de conversion qui semble reproduire, à plus de cent ans de distance, celle qui mena Huysmans, l'« esthète misanthrope et solitaire », des charmes du dandysme fin de siècle et décadent vers le catholicisme et « son atmosphère d'encens et de cire », le narrateur de Soumission échoue platement. En dépit de « son désir désespéré de s'incorporer à un rite », il ne ressent rien qui s'apparente au transport de la foi. Il n'approche pas des « espaces infinis qui effrayaient Pascal, qui plongeaient Newton et Kant dans l'émerveillement et le respect ». Surtout, il n'éprouve plus rien du lien noué pendant des siècles entre la civilisation européenne et « ce quelque chose de mystérieux, de sacerdotal » que cristallisait le christianisme.

Alors ? Alors, c'est vers l'islam qu'il se tournera, par pragmatisme, voire opportunisme, et sans en faire un drame. Au fond, « … ce serait la chance d'une deuxième vie, sans grand rapport avec la précédente. Et je n'aurais rien à regretter », concluera-t-il tout simplement. Et c'est précisément, tout au long du roman, cette simplicité et cette évidence avec lesquelles le récit avance vers son dénouement qui captivent et dérangent. Michel Houellebecq ne fait pourtant ici que poursuivre sa froide méditation, engagée de longue date, sur le désenchantement du monde occidental. Captant — en l'exagérant, peut-être, pour les besoins de son expérience — une anxiété diffuse de la modernité et de notre temps, dont il dresse le constat avec une efficacité, une absence de nostalgie confondantes.

(1) Coéd. Imec/Art Press, 72 p., 9 €.

 

Extrait
« Le lendemain matin, après avoir chargé ma voiture, après avoir payé l'hôtel, je revins à la chapelle Notre-Dame, à présent déserte. La Vierge attendait dans l'ombre, calme et immarcescible. Elle possédait la suzeraineté, elle possédait la puissance, mais peu à peu je sentais que je perdais le contact, qu'elle s'éloignait dans l'espace et dans les siècles tandis que je me tassais sur mon banc, ratatiné, restreint. Au bout d'une demi-heure je me relevai, définitivement déserté par l'Esprit, réduit à mon corps endommagé, périssable, et je redescendis tristement les marches en direction du parking. »

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