Someone

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Someone

Pour évoquer la qualité si particulière de son écriture à elle — en résumé : l’infinie netteté de son regard, sur les êtres, sur l’existence, et la même précision des mots qu’elle choisit —, on lui parle de Tolstoï, non pas pour la comparer au géant russe, mais pour lui citer la saisissante analyse que le critique Charles Du Bos fit de Guerre et Paix, expliquant que c’est ainsi que « la vie parlerait, si elle pouvait parler ». Alice McDermott répond en convoquant, elle, Joseph Conrad, « qui a dit un jour que la seule chose à laquelle doit se contraindre un écrivain, c’est de donner à voir ». Et c’est bel et bien ce que fait la romancière américaine, remarquablement, dans ce roman à la virtuosité discrète et irrésistible. Donner à voir le monde tel qu’il s’offre, la vie telle qu’elle se déroule, le temps tel qu’il glisse, imperceptible et implacable, l’expérience humaine banale saisie à travers la subjectivité d’un individu aussi ordinaire que singulier — « someone », quelqu’un, chacun, tout le monde.

En l’occurrence, Marie, dont on fait connaissance alors qu’assise sur le perron de sa maison elle attend, comme chaque soir que Dieu fait, le retour de son père. Nous sommes à Brooklyn, dans les années 1930. Marie a 7 ans, une ferme ascendance irlandaise, une lourde frange de cheveux noirs, des lunettes aux verres épais. Peut-être est-ce là le secret de l’attention qu’elle porte aux détails du décor qui l’entoure, des créatures qui l’habitent : autour d’elle, « la lumière déclinante du soir » ; sur la marche où elle s’est assise, « des petits moineaux couleur de cendre » ; au loin, la silhouette un peu gauche de la jeune Pegeen qui approche et se précise, ses épaules asymétriques, son manteau bleu à l’ourlet taché de suie, le sac qu’elle tient du bout des doigts et qui pend le long de sa jambe, « ce qui lui donnait un air indolent et fatigué ».

Des yeux de Marie, ce qu’ils captent, oblitèrent ou omettent, il sera question à maintes reprises, au fil de ce roman qui, d’elliptique et non chronologique façon, embrasse toute son existence : son premier amour déçu, son premier emploi dans l’entreprise de pompes funèbres Fagin, la vieillesse de ses parents, son mariage avec Tom, la vocation religieuse contrariée de Gabe, son frère aîné… Ni plus ni moins qu’une vie, et ce qu’en perçoit, ce qu’en comprend l’individu occupé à vivre.

Mais revenons à la source, à Brooklyn, à son parfum qui mêle « l’odeur des gaz d’échappement, de l’asphalte chaud, des poubelles et des feux des incinérateurs ». Rien à voir avec celui de l’Irlande, ce « pays sale et humide » dont lui parle sa mère, qui est née et a grandi là-bas, où « l’atmosphère a un goût de brûlé […], un goût de cendres mouillées et de feu éteint ». Si l’on s’en tient à une lecture superficielle de Someone, on peut croire y trouver une représentation presque naturaliste, essorée de tout pittoresque, de l’existence de la communauté irlandaise expatriée à New York. Pourtant, dès lors qu’on se penche plus près des images, qu’on prête aux scènes quotidiennes l’attention qu’elles méritent, c’est la façon dont Alice McDermott maîtrise l’art de la miniature qui frappe et captive. Tout se passe comme si sa minutie, nourrie de diligence et d’empathie, injectait une réelle beauté dans chacun des tableaux, si peu spectaculaires, dont se compose Someone. Une beauté non fardée et non sentimentale, qui ne masque, ni ne transcende le caractère ordinaire du motif — la vie d’un individu sans qualités —, mais en révèle délicatement la gravité, la di­gnité, la grâce. — Nathalie Crom

 

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Arnaud, éd. Quai Voltaire, 268 p., 21 €.

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