Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre

Ajouter un commentaire

Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre

La psychanalyse, « une révolution de l’intime issue des Lumières sombres et du romantisme noir, une révolution tout à la fois rationnelle et hantée par la conquête des fleuves souterrains », selon Elisabeth Roudinesco. Elle rappelle qu’en 1906, pour son cinquantième anniversaire, quelques disciples offrirent à Freud une médaille de bronze : au buste du psychanalyste juif, gravé sur une face, avec sa date de naissance, 1856, répondait, sur l’autre, OEdipe face au Sphinx, avec ce vers de Sophocle : « Celui qui résolut l’énigme fameuse et fut un homme de très grand pouvoir ». La vie de Freud et la mythologie sont entremêlées, pour le meilleur (la fabrique du sens) et pour le pire (jusqu’à la confusion)…

Poussé par sa mère, Amalia, qui l’appelait « mon Sigi en or », et par son père, Jacob, marchand de laine, à préférer le savoir au négoce (« Mon Sigismund a plus d’intelligence dans son petit doigt de pied que moi dans la tête »), le psychanalyste n’a jamais caché ses rêves de grandeur : « Si je voulais agir sur une grande masse d’individus, au lieu d’une petite cohorte de lecteurs ou de pairs, l’Angleterre serait le pays le plus indiqué pour une telle ambition », lit-on dans ses Lettres de jeunesse — avant que le mouvement s’internationalise et sorte du petit cercle viennois, « ces grands bourgeois proustiens attachés à une certaine image d’eux-mêmes » et psychanalysés six fois par semaine ! Freud mourut d’ailleurs à Londres, en 1939, où il avait fini par se réfugier pour fuir le nazisme. Quant à la première biographie, elle fut signée par un disciple anglais, Ernest Jones, figure clé dans l’organisation du mouvement : La Vie et l’OEuvre de Sigmund Freud, publiée entre 1953 et 1957, devenue aux yeux de Michel Onfray le symbole de l’hagiographie freudienne.

Genre anglo-saxon (voir aussi Freud. Une vie, de Peter Gay), la vie de Freud a viré en France au Freud-bashing. Accusé de sordides rumeurs, Freud a été portraituré en être cupide, auteur proto-fasciste, abuseur en chef d’une famille incestueuse. C’est pour ne pas laisser Onfray le déboulonneur occuper tout le terrain — son best-seller « psycho-biographique » de 2010, Le Crépuscule d’une idole. L’Affabulation freudienne, alimenta à grandes eaux le tout aussi polémique Livre noir de la psychanalyse, paru en 2005 — qu’Elisabeth Roudinesco publie aujourd’hui son travail biographique, classiquement intitulé Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre.

L’auteur corrige ainsi le tir entre l’hystérie antifreudienne et une certaine orthodoxie psychanalytique, rétive à l’histoire et à la critique. Dans son ample récit, très peu découpé et parfois âpre, Roudinesco fait le pari du temps long. Non, Freud ne s’est pas magiquement auto-engendré par son auto-analyse : la découverte de l’inconscient est historicisée, au rythme de l’évolution de la famille traditionnelle, de la révolte des fils face au pouvoir des pères, de l’irruption des femmes sur la scène de l’histoire, et de la guerre de 14 qui entraîna dans son sillage la théorisation de la pulsion de mort. Elle ne se défile pas devant la question du mythe, mais l’accueille au contraire à bras-le-corps : Freud, en inventant l’inconscient, a infligé à l’homme une blessure narcissique, digne de Darwin et Copernic : il a délogé le sujet de lui-même, le moi n’étant plus maître en sa propre maison. Selon l’historienne de la psychanalyse, plus qu’une science, Freud a ainsi construit une « épopée des origines — une chanson de geste, avec ses fables, ses mythes, son histoire pieuse, ses images ».

Prise dans la conflictualité du siècle et la dissidence propre à la discipline, la psychanalyse retrouve sa complexité. Irréductible : « à mi-chemin de l’archéologie, de la médecine, de l’analyse littéraire, de l’anthropologie et de la psychologie la plus abyssale », « entre savoir rationnel et pensée sauvage, entre médecine de l’âme et technique de la confession ». Parce que cette mythologie des origines relève davantage de la tragédie (de « l’interprétation des discours ») que de la pathologie (de « la description des comportements »), Freud fut « inapte à la psychiatrie ». Névrose contre psychose. Les contradictions freudiennes sont passées en revue : Viennois fasciné par Rome, épistolier passionné qui fit de ses amis ses meilleurs ennemis, abstinent sexuel qui fonda toute sa théorie sur la libido. Freud disait lui-même qu’il voulait bien se faire « l’avocat du diable sans pour autant se donner au diable »… Inventeur d’un nouveau continent, il fut pourtant rétif à la modernité des Années folles, passa à côté du cinématographe, né la même année que la psychanalyse, rejeta dos à dos communisme soviétique et individualisme américain, et fut aveugle à la montée du péril nazi. Finalement, le xxe siècle fut « plus freudien que Freud lui-même ». — Juliette Cerf

 

Ed. Seuil 592 p., 25 €.

Commandez le livre Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre

Laisser une réponse