Seul le grenadier

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Seul le grenadier

Seul le grenadier donne des fruits dont les graines viennent du paradis. Seul le grenadier tire sa beauté du sang qu’il avale. Seul le grenadier fleurit aux côtés des cadavres. Ce grenadier-là pousse dans une courette, à côté d’un banc où s’assoient souvent des gens en larmes. Ses branches indiscrètes ploient vers une porte ouverte d’où s’échappent des odeurs de camphre et de feuilles de jujubier, avec un arrière-goût de trépas. C’est dans ce recoin de Badgad que travaille le père de Jawad, comme le firent avant lui son grand-père, son arrière-grand-père, et des générations de sa famille, selon le rite chiite. Mais comme Jawad n’a pas du tout l’intention de le faire, lorsque son père vieillissant passera la main. Comment dire à sa famille qu’il voue un culte à Giacometti, et qu’il rêve de faire carrière dans l’art ? Comment annoncer qu’il refuse de passer sa vie à nettoyer les morts, sur une table d’albâtre, avant de les envelopper dans les trois pièces d’un linceul ?

« Le Laveur de cadavres », tel était d’ailleurs le titre cru et funèbre de la version anglaise du livre, que son auteur Sinan Antoon a traduit lui-même de l’arabe, puisque cet Irakien est aujourd’hui un New-Yorkais, diplômé de Harvard, réfugié aux Etats-Unis en 1991 après la guerre du Golfe. L’édition française a préféré garder le titre original, énigmatique et poétique, à l’image du roman, élégie contemporaine d’une puissance hors du commun. Seul le grenadier, voilà qui sonne comme un début de haïku sur la nature, ou comme un roulement de tambour sur le champ d’honneur. Une ambivalence bucolique et militaire qui colle parfaitement au dilemme du héros, à la fois ahuri et robotique, rêveur et batailleur, dans les cimes et à mille pieds sous terre.

Sinan Antoon a réussi le prodige de l’universalité et de l’engagement, en signant un roman d’apprentissage brillant, doublé d’un passionnant récit documentaire sur l’Irak d’aujour­d’hui. A la croisée des chemins, au seuil de l’âge adulte et pétri de rêves adolescents, Jawad est un personnage troublant, insaisissable. Ses rêves récurrents émettent leurs vibrations intenses dans des chapitres fugaces, qui s’évaporent régulièrement pour laisser place au déroulé de son quotidien chaotique. Reporter de la guerre intérieure qui secoue un garçon de 20 ans, Sinan Antoon pose la question du libre arbitre chez tout être humain. Comment faire triompher ses pulsions d’émancipation quand une énergie moutonnière plombe ses moindres mouvements ? L’auteur répond dans le détail d’une vie juvénile qui s’ébroue en tous sens, malgré les ravages de la mort.

Son écriture souveraine, palpitante, délicate, traque la vie partout où elle se niche. Antoon lave ainsi son pays des affronts subis, redonne aux victimes le supplément d’âme auquel elles avaient droit. Avec une méticulosité aussi répétitive que respectueuse, il décrit les gestes de purification qui entourent tous les défunts, porteurs d’un passé que leurs visages cireux continuent de raconter. Par la grâce d’un récit méditatif et aérien, d’une simplicité hallucinée, il porte la même attention à son héros, cada­vre ambulant abîmé par l’horreur de la guerre, atrophié par les traumatis­mes, mais toujours en marche. Jawad a beau croire qu’il ne peut plus rien éprouver, que son chemin de vie reste miné à jamais, chacune de ses respirations prou­ve le contraire. Sans doute est-ce là toute la magie de ce livre : ne rien cacher des ravages, et placer la littérature au plus haut des technologies de réanimation. — Marine Landrot

 

Wahdaha shajarutu al-rummân, traduit de l’arabe (Irak) par Leyla Mansour, éd. Actes Sud, 320 p., 22 €.

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