Savannah

Ajouter un commentaire

Savannah

Les lieux ne sont que ce qu’ils sont, oublieux des individus qui les ont un jour arpentés — la mémoire, seule, joue le rôle sacré de sauver les morts, de les préserver de l’effacement. Aussi le projet de Jean Rolin s’offre-t-il d’emblée, non comme une quête, mais plutôt comme un rituel de deuil et de fidélité, une sorte de liturgie profane dont le cérémonial tient en quelques mots : « Retrouver tous les lieux, sans considération de leur intérêt ou de leur accessibilité, par lesquels nous étions passés en 2007 et que Kate avait filmés. » Sept ans plus tard, retourner donc à Atlanta, à Macon, en Géorgie, de là plonger plus loin encore dans le sud profond des Etats-Unis, et repasser par les rues moites, les motels, les bars, les cimetières où ils étaient allés ensemble, Kate et lui. La photographe Kate Barry, compagne de l’écrivain, brutalement décédée en 2013, nourrissait alors l’idée de réaliser un film sur Flannery O’Connor (1925-1964), l’auteur de La Sagesse dans le sang, de Mon mal vient de plus loin, née à Savannah et dont la brève existence se déroula non loin, dans la ferme familiale de Milledgeville, « au fin fond de la Géorgie ». C’est armée de l’appareil photo miniature avec lequel elle avait coutume de filmer, « d’une manière un peu compulsive, non pas même tout ce qui se passait autour d’elle, mais plutôt ce qui se déroulait à ses pieds », que Kate était venue ici. Sur ces séquences filmées, qui guident sept ans plus tard les pas de Jean Rolin, apparaissent donc souvent les bottines anglaises de Kate, et parfois leurs deux visages côte à côte, non pas saisis directement mais reflétés « de préférence dans une flaque d’eau, à la surface de laquelle il arrive que se reflètent aussi le couronnement d’un palmier ou le feuillage d’un arbre ».

Fugitives, évasives, dessinées à la surface de l’eau ou renvoyées par le miroir imprécis d’une vitrine ou d’une fenêtre, ces visions de Kate, autoportraits allusifs, se répètent dans les pages de Savannah pour composer un portrait diffracté, tremblé, au bord de l’effacement — précaire, presque clandestin, empreint de cette grâce qui était l’une des caractéristiques de la jeune femme. Car « c’est une chose qui m’a toujours frappé, même dans les moments les plus tumultueux de notre vie commune, que Kate, si elle pouvait se rendre odieuse, comme tout le monde, n’était jamais ridicule, ni disgracieuse », note Jean Rolin — entre parenthèses, comme par pudeur, par discrétion. Il raconte aussi sa bienveillance, sa confiance, cette façon qu’elle avait d’aborder des inconnus et de se faire accepter par eux. Il se souvient de son humour et des expressions qu’elle aimait particulièrement. Dans L’Habitude d’être, la correspondance de la si catholique et si peu complaisante Flannery O’Connor, il lit et relit les passages que la main de Kate avait soulignés, comme autant d’indices ou de traces — dont celui-ci : « Les enfants savent, par instinct, que l’enfer c’est l’absence d’amour et l’identifient infailliblement » lui semble, écrit-il, « le plus proche » de qui elle était. — Nathalie Crom

 

Ed. P.O.L, 128 p., 12 €.

Commandez le livre Savannah

Laisser une réponse