Saufs riverains

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Saufs riverains

Jusqu’à présent, Emmanuelle Pagano avançait masquée, avec une panoplie de costumes littéraires variés, tissés serrés à partir de matériaux inhabituels. Le Tiroir à cheveux, Les Adolescents troglodytes, L’Absence d’oiseaux d’eau, Un renard à mains nues : les titres de ses livres affichaient son goût pour les assemblages hétéroclites, les chocs des contraires. A chaque roman, son écriture se faisait plus dépouillée, plus limpide, mais toujours elle se cachait dans un patchwork de microfictions étranges et palpitantes. Et voilà qu’aujourd’hui, elle se met à nu : « Le texte n’est plus cette peau étanche dont je m’entourais frileusement », confesse-t-elle à la toute fin de son nouveau roman, une autobiographie géologique, stratifiée, aride, qui va de moins un million et quatre cent mille années jusqu’à nos jours.

Puisque nous sommes la somme de ceux qui nous ont précédés, y compris la pluie, l’argile, la lave qui a sculpté le sol où nous marchons, Emmanuelle Pagano n’a pas peur de donner la parole à la terre, l’eau, la roche. Au lieu de prêter des émotions humaines à ces éléments, elle s’en tient à l’observation distanciée de leur évolution, pour qu’ils parlent d’eux-mêmes, du fond de leur opacité. Son livre est d’abord un mystérieux jeu de cartes géographiques de l’Aveyron où elle a grandi, avec des villages, des collines, des cours d’eaux, des lacs, des vallées, dont elle laisse s’entrechoquer les noms dans une impressionnante tectonique des plaques généalogiques. Cette obsession de la précision des lieux mène le livre jusqu’à l’abstraction hypnotique, et soudain, un ancêtre crève son époque pour émettre sa propre vibration. Il parle, marche, agit, exécute sa petite mission existentielle, et tisse un fil microscopique dans une toile familiale que la romancière agrandira par son oeuvre.

Chaque destin est raconté au futur, comme si c’était le big bang qui parlait, annonçant ses promesses de monde à venir, étalant sa certitude que la vie se prolongera, quoi qu’il arrive. Plus Emmanuelle Pagano se rapproche chronologiquement de ses contemporains, plus son écriture est chaleureuse et vibrante, antipsychanalytique à souhait. Elle perce la croûte terrestre pour creuser en son for intérieur. C’est une forme de pudeur et de sagesse toute particulière, qui infiltre et anime ce roman énigmatique. Comme l’eau qui suinte en silence de la roche, et nourrit doucement l’environnement. — M.L.

 

Ed. P.O.L., 400 p., 19,50 €.

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