Saphira, sa fille et l’esclave

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Saphira, sa fille et l’esclave

Un mélange de sang anglais, irlandais et alsacien coulait dans les veines de Willa Cather (1873-1947), née en Virginie mais dont une grande partie de l’enfance s’est déroulée loin de là, au nord d’un territoire américain aux frontières mouvantes, dans les plaines du Midwest récemment encore vouées à la prairie originelle. Une terre de pionniers, où affluaient au XIXe siècle des familles de fermiers venues d’Europe du Nord, d’Allemagne, de Bohême. « J’ai grandi en aimant ces immigrants, particulièrement les vieilles femmes qui avaient l’habitude de me parler de leur pays d’origine. […] Je n’ai pas connu ultérieurement d’excitation intellectuelle plus intense que celle que j’ai ressentie alors, en passant une matinée au côté de ces pionnières occupées à confectionner des brioches ou à fabriquer du beurre. Cela a constitué, pour moi, l’impulsion initiale », a raconté Willa Cather pour expliquer l’ancrage de son oeuvre romanesque dans les vastes paysages du Nebraska, au plus près de l’expérience de ces communautés humaines tirail­lées entre la mélancolie de l’exil et la foi en l’avenir. C’est d’ailleurs sa « trilogie de la prairie » — composée de Pionniers (1913), du Chant de l’alouette (1915), et surtout de Mon Ántonia (1918), son ouvrage le plus célèbre, son chef-d’oeuvre sans doute — qui a valu à la romancière sa grande notoriété, son statut précoce de classique du XXe siècle, l’admiration folle notamment du sévère Faulkner. Celle aussi de Sinclair Lewis, l’auteur nobélisé du fameux Babbitt, qui voyait en elle, déclara-t-il, « un écrivain bien supérieur à celui que j’ai jamais osé espérer devenir ».

En 1940, livrant, après L’un des nôtres (prix Pulitzer 1923) et La Mort et l’archevêque (1927), un nouveau roman qui allait s’avérer le dernier, l’écrivain quittait son territoire de prédilection, changeait radicalement de décor. Plongeant vers le sud géographique, jusqu’en Virginie, ancestrale colonie britannique, berceau généalogique de la famille Cather et lieu de la prime enfance de la romancière. Et, dans un même mouvement, remontant le temps jusqu’en 1856, année où se déroule l’essentiel de l’intrigue du sobre et très subtil Saphira. Cinq ans plus tard, quand éclatera la guerre de Sécession, c’est dans le camp des confédérés que se rangera l’Etat de Virginie, dont Willa Cather incarne ici les dissensions morales internes, le dilemme collectif vis-à-vis de l’esclavage à travers une intrigue intimiste intense et d’un admirable dépouillement.

Au centre est donc Saphira, femme aux manières aristocratiques, diminuée physiquement par la maladie mais n’en continuant pas moins de régner en despote éclairée sur une vaste propriété foncière, menant ses esclaves avec une sorte de fermeté paternaliste, un autoritarisme naturel mêlé de bienveillance. Saphira, dont les convictions et les attitudes heurtent celles, progressistes, de son époux, le placide Henry Colbert, et surtout celles de sa fille, Rachel. La campagne luxuriante de Virginie — qu’on est loin, dans ce paysage de coteaux, de vallées et de fleurs exubérantes, des interminables plaines herbeuses du Midwest ! — sert d’écrin élégiaque au drame familial qui va bientôt se nouer autour du sort d’une jeune esclave, Nancy, objet de la jalousie presque inconsciente, mais infiniment cruelle, de Saphira.

Un roman « doit sembler aussi simple et naturel qu’un poisson glissant dans l’eau », professait Willa Cather, et Saphira matérialise à merveille cette exigence de limpidité. C’est sans effets, sans haussements de ton, avec une concision stupéfiante que Willa Cather déploie ce récit d’une remarquable perspicacité psychologique pour en faire le support d’une méditation grave sur la civilisation américaine — inaccomplie encore, écartelée déjà, et sans doute pour toujours. — Nathalie Crom

 

Sapphira and the Slave Girl, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Chénetier, éd. Rivages, 272 p., 21 €.

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