Romans, récits et nouvelles

Ajouter un commentaire

Romans, récits et nouvelles

La légende ou l'écrivain ? Jack London (1876-1916) est de ces auteurs baroudeurs, dévoreurs de planète, dont la folle biographie occulte parfois les livres. Aux côtés des Stevenson et des Conrad, il tient bien sa place. Garçon de ferme à 7 ans, livreur de journaux, ramasseur de quilles de bowling, ouvrier en usine à 14, à 15, pilleur d'huîtres dans la baie de San Francisco, sa ville natale, et encore trimardeur, chercheur d'or, marin — il embarqua sept mois, en 1893, sur le Sophia Sutherland pour chasser le phoque —, correspondant de guerre. Il vécut beaucoup et écrivit autant.

Autodidacte, c'est en partie en avalant les livres à la bibliothèque municipale d'Oakland qu'il apprend, gamin, à conjuguer une idée et un récit, à mettre en mots la première et à donner du rythme au second. A 17 ans, il remporte un prix de composition dans un concours organisé par le San Francisco Morning Call, le journal auquel collabora Mark Twain trente ans auparavant — faut-il y voir un signe ? Les mannes des périodiques, Jack London saura les solliciter, publiant près de deux cents nouvelles et des romans en feuilletons. Il était reconnaissant envers la presse, sans toutefois se faire trop d'illusions sur les rédacteurs en chef qui, dans la science infuse qu'ils croyaient avoir de leur lectorat, supprimaient volontiers tel ou tel passage de ses textes. Mais il jouait le jeu : « S'ils veulent m'Commander, corps et âme, ils sont les bienvenus — à condition qu'ils paient le prix », écrit-il en 1900 dans une correspondance. Dans son roman autobiographique Martin Eden (1909), il aura des mots plus durs…

[[388639]]

Il écrivait d'un jet : mille mots par jour, songeant à son panthéon littéraire, Shakespeare, Goethe et Balzac. L'Appel du monde sauvage (1903), le roman qui ouvre le premier tome de cette édition de ses oeuvres en Pléiade (superbement traduite et annotée sous la houlette de Philippe Jaworski), il l'écrivit en un mois et en vendit deux millions d'exemplaires de son vivant. Une histoire, celle du chien Buck, qui contient déjà un thème qui taraude l'écrivain : comment on peut être « décivilisé » et subir les effets corrupteurs de la violence environnante. Fils d'un saint-bernard et d'une chienne-loup, Buck est un brave toutou de 70 kg. Enlevé à ses maîtres pour être utilisé comme chien de traîneau dans les univers glacés, corrigé à coups de bâton, il devient à son tour sans pitié pour les autres chiens de l'attelage.

La violence qui peut faire oublier les valeurs humaines, c'est encore ce à quoi devra réfléchir, dans Le Loup des mers (1904), l'homme de lettres Humphrey Van Weyden, recueilli par Le Fantôme, une goélette engagée dans une chasse au phoque, après le naufrage de son ferry. Recueilli ? Prisonnier, plutôt, sur un navire où règne le capitaine Loup Larsen, magnifique personnage qui fait penser à l'Achab de Herman Melville, voire au capitaine Nemo de Jules Verne. Un homme brutal, cynique et sans pitié, d'une force peu commune, qui rompt les os de ceux qui s'opposent à lui. Il maltraite ses hommes et méprise Humphrey Van Weyden, le naufragé cultivé dont il dit qu'il « n'a jamais eu de jambes », c'est-à-dire qu'il n'a jamais gagné sa vie comme un homme rompu aux violences du monde. Loup Larsen, « bête monstrueuse de l'Apocalypse », est pourtant une énigme, féru de Shakespeare, Tennyson ou Poe.

Comme le chien Buck, Humphrey apprendra à « montrer les dents d'un air féroce » pour affronter la violence des hommes d'équipage, les hauturiers, timoniers et chasseurs. Dans ce superbe roman, dont London voulait qu'il fût « différent du roman de mer stéréotypé », les hommes, la Fumée, Johnson, ­Mugridge ou Leach, sont courageux ou sournois. Mais il faut lire aussi les passages magnifiques où le navire plonge dans la brume grisâtre qui accroche des « perles de cristal » aux vêtements et dont les gouttes d'eau forment des « guirlandes ondoyantes ». Dans le brouillard, mais aussi dans la mer en furie, les voiles, les barres de misaine ou les huniers prédisent ce qui doit advenir. Le roman rebondit avec l'apparition d'une femme, la poétesse Maud Brewster, qui s'échappe du navire avec Humphrey. Ils atterriront sur une île déserte. Intrusion, ici, d'un épisode de la vie amoureuse de London. Chacun des deux naufragés construira sa cabane, ce qui fera dire à Ambrose Bierce, critiquant le livre, que ces amants sont « asexués ». La faute à la censure : il ne fallait pas qu'un couple non marié échoué sur une île pût faire autre chose que bricoler avec des arbres…

Chez Jack London, l'océan peut aussi évoquer la misère sociale. En 1902, pendant plusieurs mois, il s'immergea dans les bas-fonds de Londres, à la rencontre du Peuple de l'abîme (1903). Une enquête en apnée dans la « mer nauséabonde » des quartiers de l'East End, qui sont une « gigantesque machine à tuer les hommes ». Masures insalubres, hospices de Whitechapel : Jack London en expérimente la crasse et le dénuement. On lit sa colère — qui éclate aussi dans Le Talon de fer (1908). Celle d'un socialiste, révulsé par une société qui broie l'humain pour la recherche du profit. Plus qu'une légende et un magnifique écrivain, c'est aussi une conscience. — Gilles Heuré

 

Traduction et édition dirigées par Philippe Jaworski, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, deux volumes, 1 478 et 1 604 p., 55 € chacun jusqu'au 30 avril, 62,50 € ensuite. Lire aussi : Les Vies de Jack London, éd. de la Martinière, 256 p., 35 €.

Son ennemi, la finance

 

 

Dans la nouvelle Les Suppôts de Midas (1901), Jack London imagine une société secrète qui exerce un chantage sur de riches industriels, leur ordonnant de verser vingt millions de dollars sous peine de voir se prolonger une série de meurtres. Les « suppôts de Midas » revendiquent une « intelligence supérieure » qui leur permet de défier les « détenteurs du capital mondial ». Une nouvelle énigmatique, sous la plume d'un écrivain aux convictions socialistes, qui imagine un concept radical de révolte contre le capitalisme.

 

 

Lire dans le volume 1 des Romans, récits et nouvelles de la Pléiade, et, aux éditions Libertalia, sous le titre Coup pour coup, illustré par Thierry Guitard (80 p., 7 EUR).

Commandez le livre Romans, récits et nouvelles

Laisser une réponse