Roland Barthes

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Roland Barthes

En 1966, Roland Barthes adresse à Claude Lévi-Strauss un exemplaire de Critique et vérité. Soit le livre qui consigne les derniers feux de la violente querelle qui opposa Barthes à Raymond Picard, allumée par son ­essai précédent, Sur Racine (1963). Ont alors ferraillé sur la place publique deux conceptions de la critique : l'une (Picard) liée à l'histoire littéraire et à l'approche biographique traditionnelle ; l'autre (Barthes) attachée à la modernité du texte, à la psychanalyse et à la subjectivité. Lévi-Strauss tranche dans le vif en envoyant cette missive à Barthes : « Pour être franc, je ne suis pas du tout certain d'être complètement d'accord avec vous. D'abord parce que, en défendant la "nouvelle critique" en général, vous paraissez couvrir beaucoup de choses qui ne le méritent guère à mes yeux. Ensuite à cause d'un éclectisme qui se manifeste par trop de complaisance envers la subjectivité, l'affectivité, et, disons le mot, un certain mysticisme vis-à-vis de la littérature. Pour moi, l'œuvre n'est pas ouverte […] ; elle est close, et c'est précisément cette clôture qui permet d'en faire une étude objective. » Dans cette ouverture maximale du sens, où se tressent ensemble le désir de savoir et le désir d'écrire, se dessine le rapport singulier, si esthète, que Roland Barthes a toujours entretenu avec la littérature – et avec ses autres affinités électives : les mythes de son époque, le théâtre, la photographie, le Japon, etc.

Virulent dans l'opposition qu'il manifeste envers cette culture de l'affectivité, Lévi-Strauss endosserait presque ici le rôle symbolique du père qui a fait défaut à Barthes tout au long de sa vie aimantée par la seule figure maternelle… Attaqué par les Allemands lors de la Première Guerre, en 1916, Louis Barthes, officier de la marine marchande, n'a-t-il pas disparu en mer, quelques mois après la naissance de son fils – à Cherbourg, en 1915 ? « Pas de père à tuer, pas de famille à haïr, pas de milieu à réprouver : grande frustration oedipéenne ! » résume ainsi l'écrivain rétif à toute forme d'autorité ou de vérité définitive. En s'engendrant lui-même, dans Roland Barthes par Roland Barthes notamment, en se dispersant dans ses textes, Barthes n'a pas facilité la tâche à ses futurs biographes, contraints à se projeter eux aussi dans l'imaginaire pour y trouver des traces de leur modèle. C'est le sens même de ce que Barthes appelait les « biographèmes » : « Si j'étais écrivain et mort, comme j'aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d'un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons des "biographèmes" », telles les cendres jetées au vent après la mort.

Ouvrant l'année du centenaire de la naissance de Barthes (1915-1980), ­Tiphaine Samoyault, universitaire, critique littéraire et romancière, a relevé le défi, tenant la barre entre récit de vie et biographie intellectuelle. Soulignant d'emblée la « relative insignifiance » de l'existence de son modèle : « Car la vie de Barthes n'est pas un roman d'aventures. Elle n'est même pas exemplaire dans ce qu'elle comporterait de généralité ou de normalité qui pourrait donner à la biographie une valeur sociologique ou culturelle. Comment écrire une vie qui ne fut pleinement occupée qu'à écrire ? Que reste-t-il qui ne soit pas tracé dans les textes et quel type de révélation est-on en droit d'attendre ? » Plus encore peut-être que les grands jalons (les années 1955, 1966 ou 1977 ; les relations avec Gide, Sartre, Foucault ou Sollers), il reste au final ce romanesque sans roman, comme le nommait Barthes, cette façon d'écrire les « incidents » de la vie, de les consigner au jour le jour.

Tiphaine Samoyault a eu accès à de nombreuses archives inédites, lieu de cette écriture : fiches, listes, agendas, lettres, carnets… Coupé de ses études et des siens à cause de la maladie, contraint à passer plusieurs années en sanatorium, le Barthes des débuts, en proie au doute et moins connu que le Barthes consacré, y prend un relief tout particulier, grâce aux lettres déchirantes adressées à son ami intime Philippe Rebeyrol, au moment de la crise qu'il traverse en 1951-1952, à l'âge de 37 ans : « J'arrive au cœur de l'âge mûr avec une jeunesse imparfaitement réalisée. Ce n'est pas à vrai dire de vieillir qui me trouble ; c'est de vieillir avant d'épuiser les rites sociaux de chaque âge. » Où se lit déjà cette forme de marginalité, oscillation entre le retrait et l'engagement : « Il est à la fois affirmatif et fuyant ou réservé, recherchant une inscription mais se refusant aux étiquettes. » La vie même de Barthes.

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