Requin

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Requin

« Finie la mort… La mort n'existe plus », pense Ivan Ilitch à l'instant même où, enfin, il rend l'âme. Au moribond affligé de Tolstoï, le narrateur de Requin semble faire la leçon, tenir la dragée haute : « Rien ne soulage mieux de la crainte de mourir que mourir en acte », songe-t-il crânement. Cela, du moins, dans un premier temps – c'est-à-dire lorsque s'ouvre, de son existence, ­l'ultime séquence : celle de « la catastrophe de l'homme, sa plus grande catastrophe », à savoir le passage de vie à trépas. Il est en train de se noyer dans les eaux vertes d'un lac artificiel. Une banale crampe au mollet. Et si son corps lutte encore, se débat comme machinalement contre l'inéluctable glissade vers le fond, si on l'imagine même agitant par réflexe les bras pour tenter d'attirer les regards de sa femme et de son fils restés sur le sable, son ­esprit, lui, a bel et bien entériné ce qui se passe. Il va mourir, bon, c'est entendu – et alors ? Voilà tellement longtemps qu'il vit « dans la noirceur d'une conscience éclairée », c'est-à-dire sans illusion, lucide sur « cette entreprise de dupe que se révèle être les yeux grands ouverts l'exercice creux en quoi consiste le difficile métier de vivre ».

A cet esprit cynique – « j'ai arrangé en cynisme les brins cassés de ce qui me relie au plaisir de vivre. Plutôt que de voir ces brins sans maître secoués aux quatre vents, capables de venir vous gifler sans prévenir, j'ai trouvé plus judicieux de les tresser en un unique fouet » –, à ce désespéré dont la bouche laisse échapper « des armées de mots en déroute », mais dont le cerveau reptilien s'accroche au désir forcené de survivre, à cet agonisant moins prêt à rendre l'âme qu'il croit l'être, et de moins en moins prêt tandis qu'approche l'inévitable échéance, Bertrand Belin octroie cent quatre-vingts pages pour rejoindre « le confort noir de la tombe ». Le temps, pour notre noyé en puissance, de convoquer souvenirs et regrets, obsessions et lubies. De méditer sur une existence qu'il craint de n'avoir pas vécue comme il aurait fallu – une vie qu'il n'a « pas su vivre franchement », songe-t-il, mais qui dira ce qu'est une vie indis­cutablement vécue ? C'est autour de l'insoluble question qu'est tissée cette petite pépite romanesque grave, humoristique et hautement métaphysique signée Bertrand Belin – que l'on savait auteur-compositeur-interprète de talent, que l'on découvre écrivain doté d'une voix non moins juste, expressive, singulière.

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