Raymond Carver. Une vie d’écrivain

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Raymond Carver. Une vie d’écrivain

Dans la prenante et imposante biographie qu’elle lui consacre, Carol Skleni­cka relève que « la poésie qui attirait Carver, comme celle qu’il écrivait, est plus personnelle, moins formelle que ses nouvelles », et que le poème fut ainsi l’« espace où il pouvait s’exprimer plus facilement à la première personne ». De fait, dans le volume Poésie, neuvième et dernier tome des OEuvres complètes de l’écrivain américain, dont les éditions de l’Olivier achèvent aujourd’hui la publication, le ton est celui de la confidence, et se multiplient les facettes d’un possible autoportrait — contrasté, mouvant, instable. Par exemple, ceci : « Je veux me lever tôt encore un matin,/avant le soleil. Avant les oiseaux, même./Je veux m’asperger le visage d’eau froide/pour être à ma table de travail/quand le ciel s’éclaire et que la fumée/commence à monter des cheminées/des autres maisons… » Plus loin : « Me suis réveillé ­anxieux et transi de solitude./Incapable de prêter attention à quoi que ce soit/d’autre que le café et les cigarettes. Certes,/le meilleur antidote à cela est le travail./ »Quel est ton devoir ? Ce que chaque jour exige »,/disait Goethe, ou un type dans son genre… » Ailleurs encore : « Je n’ai qu’une envie aujourd’hui, garder un oeil sur ces oiseaux/devant ma fenêtre. Le téléphone est débranché de sorte que/les miens ne peuvent m’atteindre pour me mettre le grappin/dessus. Je leur ai dit que le puits est à sec… »

Ce mélange de force d’âme, de bonne volonté, d’affabilité, d’anxiété et de tentation du retrait se reflète dans la biographie de Carol Sklenicka, qui a fait des écrits de Raymond Carver (1938-1988), poèmes et nouvelles, l’une des sources majeures de son impressionnante et rigoureuse entreprise, l’accès à son intimité, à sa vie intérieure, à son être profond. A quoi la biographe a ajouté nombre de témoignages directs et d’archives de toutes sortes, afin de tenir fermement le fil chronologique, de déployer avec minutie les heures et les jours de l’écrivain. L’enfance, l’appétit précoce pour la lecture (« C’était un gamin avec des livres plein les poches », se souvient un bibliothécaire) et l’écriture, longtemps la précarité, les amours, les enfants et le poids de la vie de famille (« quand nos enfants sont nés, nous n’étions même pas adultes… », disait-il), les déménagements, les premières ­publications, les grandes rencontres (l’écrivain John Cheever, l’éditeur Gordon Lish…), le succès tardif, l’alcoolisme où il sombre avant de s’en extraire… Le récit est si détaillé et précis qu’on pourrait être submergé par tant d’exactitude, mais non, il s’écoule, à tout instant passionnant.

C’est que les faits ne prennent jamais le pas sur l’analyse des textes, que l’auteure sans cesse relie, avec autant de clarté que de subtilité, la vie et les écrits. De l’enfance de Carver dans la vallée de Yakima (Etat de Washington), protégée par le clan familial soudé, on retiendra notamment les délicats portraits des deux parents — « dans sa prime jeunesse, il connut suffisamment d’amour et de stabilité pour être capable ensuite d’en discerner l’absence » — et bien sûr cette atmosphère très lower middle class dans laquelle l’écrivain grandit (« Les gens mieux lotis que nous étaient à l’aise./Ils habitaient des maisons peintes avec WC et chasse d’eau./Avaient des voitures dont l’année et la marque étaient reconnaissables./Moins bien lotis que nous, c’était des pauvres gens sans travail… ») et dont il se souviendra lorsqu’il se mettra à écrire.

« Je connais la vie prolétaire, je sais à quoi elle ressemble pour l’avoir vécue moi-même », expliquait-il plus tard, inlassablement interrogé sur l’appartenance sociale des personnages de ses nouvelles, employés, ouvriers, banlieusards. Faisant référence à Isaac ­Babel (1894-1940), l’écrivain d’Odessa que Carver affectionnait, un de ses amis, interrogé par la biographe, analyse : « Ray a adopté la technique des nouvelles de Cavalerie rouge, les descriptions rigoureuses et les fins brutales, et il les a adaptées aux travailleurs pauvres et aux banlieues ouvrières. C’était un correspondant de guerre. » Il fut donc, oui, sur le front, peintre attentif, empathique, ironique parfois, de la classe populaire américaine dont il ausculta le quotidien, le désarroi et les défaites. Bien loin pourtant de la sociologie, à l’école bien sûr de son maître Tchekhov, son regard sur l’existence humaine prétendait à d’autres altitudes, métaphysiques et poétiques. Les visions de Carver, le si précieux Pierre-Yves Pétillon en résume ainsi la portée, dans l’étude qu’il lui a consacrée (1) : « Et l’on entend alors cette voix si américaine, faite de solitude et de ­stoïcisme, où l’on perçoit, comme dans un tableau d’Edward Hopper, ce mélange étrange de mélancolique léthargique et de nostalgie des lointains. » — Nathalie Crom

 

(1) In Histoire de la littérature américaine 1939-1989, éd. Fayard (1992).

 

Raymond Carver. A writer’s life, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau, éd. de l’Olivier, 796 p., 25 €.

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