Quand tout est déjà arrivé

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Quand tout est déjà arrivé

Bien des années après la mort de celle qui avait été sa compagne pendant trois décennies, Ivy Compton-Burnett disait encore : « Celle qui me manque le plus, Margaret Jourdain, est morte depuis seize ans, et j’ai encore des choses à lui dire… » Julian Barnes a glissé cette citation dans La Perte de profondeur, l’un des trois récits qui composent Quand tout est déjà arrivé – en fait, celui qui le clôt. Depuis 2008, Julian Barnes est veuf et, dans l’aveu bouleversant de simpli­cité de dame Ivy, il reconnaît un des symptômes de son chagrin : « Vous dites constamment des choses à l’être aimé disparu, pour qu’il "sache". […] Je lui parle donc constamment. Cela me semble aussi normal que nécessaire. Je commente ce que je suis en train de faire […]. Je maintiens en vie notre langage privé perdu. Je la taquine et elle me taquine ; nous connaissons les répliques par cœur. »

La Perte de profondeur est un précis de deuil. Un manuel limpide et navré, qui examine les répercussions intimes de l’absence définitive de l’autre – l’être aimé. Partant du principe que la mort et le chagrin creusent, dans l’existence de celui qui reste, une brèche ­irréparable, une béance que rien ne viendra combler : « Vous réunissez deux êtres qui n’ont jamais été mis ensemble […]. Puis à un moment ou à un autre, tôt ou tard, pour telle ou telle raison, l’un des deux est emporté. Et ce qui est retiré est plus grand que la somme de ce qui était réuni. Ce n’est peut-être pas mathématiquement possible, mais ça l’est en terme de sentiment et d’émotion. » Non, Nietzsche n’avait pas raison, ce qui ne vous tue pas ne vous rend pas toujours plus fort – ce qui ne vous tue pas peut vous briser, vous ronger, vous saper, vous défaire. Julian Barnes décline une à une les manifestations de sa faiblesse nouvelle : le choc initial, la peine et la colère, le chagrin qui s’installe et devient un « espace moral », le rapport au monde qui se transforme, la modification de la texture même du temps. Toutes choses à quoi rien ne prépare, puisqu’« un chagrin ne jette aucune lumière sur un autre chagrin ».

Ce texte sombre arrive en épilogue d’un recueil dans lequel on aura côtoyé auparavant, avec plus de légèreté d’esprit, Félix Tournachon, alias Nadar, au beau milieu des expériences aérostati­ques qui le virent inventer, en 1868, la photographie aérienne – alliant deux des plus formidables inventions du xixe siècle, l’aéronautique et la photographie, puis Sarah Bernhardt en pleine romance avec le colonel anglais Fred Burnaby. Une réflexion sur l’élévation – celle du corps, mais aussi celle de ­l’esprit par la voie de l’art, par celle de l’amour –, et sur la chute qui peut en être le corollaire, constituant l’étrange fil rouge de ce volume qui n’est peut-être pas le meilleur de Barnes, mais qui émeut durablement.

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