Pour celle qui est assise dans le noir à m’attendre

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Pour celle qui est assise dans le noir à m’attendre

Les titres des livres d’António Lobo Antunes ont toujours l’air de bribes de conversations chuchotées dans les coins. Ou de chutes de tissu mental, coupées au scalpel dans des cerveaux saturés de souvenirs. Alors qu’il avait annoncé un tarissement de sa source et la fin de sa carrière d’écrivain, voilà qu’un nouveau roman a surgi des ténèbres, comme d’outre-tombe, d’outre-vie. Celle qui est assise dans le noir à l’attendre, et qu’il convoque sous le lierre automnal de la couverture du livre, n’est autre que la mort. C’est elle qui donne des coups de faux dans le texte, qui taillade les phrases en leur milieu, qui coupe la parole avec une sûreté lancinante, qui pulvérise les verbes jusqu’à leur disparition complète. Elle troue les discours, se rappelle au souvenir des consciences, impose sa béance. Depuis longtemps, António Lobo Antunes pratique cette écriture de la rupture, ce patchwork de paroles stoppées dans leur élan par d’autres plus urgentes, puis relancées comme si de rien n’était. Mais jamais ce procédé n’avait semblé aussi limpide qu’ici, sans doute parce que l’auteur a choisi pour héroïne une ancienne actrice au seuil du trépas, cramponnée à la bouée crevée de sa mémoire défaillante, et malmenée par un entourage très pressé qu’elle en finisse.

Ballottée par le ressassement de ses pensées, la vieille dame revisite ses traumatismes d’enfance, ses déceptions théâtrales, ses échecs sentimentaux, ses trahisons familiales. Au fil de ce voyage chaotique, elle prend conscience que la connaissance ne l’a jamais quittée et que la vie ne lui a rien appris qu’elle n’ait su déjà en ­arrivant sur terre. Aujourd’hui impotente, elle considère son corps comme une enveloppe éphémère : « Je sentais les haricots blancs, ou alors c’était mes dents, je ne voyais pas la différence, si ça se trouve, je me mangeais moi-même. » Mais petite fille déjà, quand on la mettait en pyjama, elle avait le pressentiment du grand tout : « Ma mère me déboutonnait à la fois la robe et la peau car je sentais bien que j’avais mon intérieur à l’air. »

António Lobo Antunes a découpé le récit en trois mouvements, comme une sonate. Son roman s’écoute plus qu’il ne se lit. Il faut laisser ces mots s’engouffrer en soi comme des notes de musique, accepter que cette prose hypnotique contraigne l’intellect à abdiquer. Commence alors l’extraordinaire voyage de tous les possibles, où les crucifix cloués sur les têtes de lit deviennent des métronomes pour rythmer les nuits d’amour, où les lévriers dessinés sur les torchons peuvent soudain galoper dans la campagne, où les horloges n’ont qu’une seule aiguille. — Marine Landrot

 

Para aquela que està sentada no escuro à minha espera, traduit du portugais par Dominique Nédellec, éd. Christian Bourgois, 460 p., 24 €.

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