Opération Sweet Tooth

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Opération Sweet Tooth

L’ambiguïté est le terrain de jeu favori de Ian McEwan. Tout à la fois l’objet de ses fictions sophistiquées et le climat dans lequel elles trouvent idéalement à naître et se développer. Il existe certes des veines successives dans l’oeuvre que l’écrivain anglais construit depuis près de quarante ans. Sous sa plume ont longtemps surgi des fictions intimistes, cruelles et anxiogènes – Le Jardin de ciment (1978), L’Enfant volé (1987), Les Chiens noirs (1992), Délire d’amour (1997) –, au fil desquelles McEwan semblait dresser l’inventaire sans fin, ironique et effroyable, des démences et déviances imputables à une humanité fondamentalement détraquée. Peu à peu, cependant, c’est comme si la chape de noirceur avait commencé à se dissiper, comme si le romancier prenait plaisir à élargir désormais le spectre de ses motifs et de ses investigations. Les ambivalences de l’âme humaine sont demeurées son matériau de prédilection, mais à leur côté sont apparues l’Histoire, l’évolution des mœurs, les grandes questions politiques contemporaines (le terrorisme, l’écologie) – dans Amsterdam (1998), Expiation (2001), Samedi (2005), l’admirable Sur la plage de Chesil (2007) ou Solaire (2010) –, ce qui a permis de prendre la mesure véritable du talent formidable de McEwan. Pour le dire en quelques mots, voici un romancier dont chaque ouvrage confirme qu’il sait tout faire et peut tout dire avec excellence.

Le regard que porte Ian McEwan, aujourd’hui sexagénaire, sur l’écrivain débutant qu’il fut il y a près de quarante ans, est l’un des plaisirs que distille Opération Sweet Tooth. Il est loin d’être le seul, d’être sans doute même central, dans cette délectable machine romanesque qu’on ne sait trop comment présenter tant elle offre de niveaux de lecture, tant son intrigue se nourrit d’incertitudes prolongées, de nuances et de vacillements, de péripéties faussement anodines et potentiellement décisives. La dimension autobiographique n’est qu’une des pistes, un des ingrédients d’une fiction qui tient aussi du récit d’apprentissage sentimental et politique, du fin tableau d’époque – le début des seventies – et du pur roman d’espionnage à la Le Carré. Un certain Tom Haley, aspirant romancier, en est un des personnages principaux, et Ian McEwan a confirmé à la presse britannique qu’Opération Sweet Tooth pouvait bel et bien être lu comme une sorte d’« autobiographie voilée et détournée ». Rien de narcissique pourtant, a priori, dans cet exercice – il est simplement amusant de reconnaître, dans les fictions scabreuses voire perverses de Tom Haley enchâssées dans le roman, les scénarios des premières nouvelles que publia McEwan (1) et qui lui valurent d’être affublé longtemps du surnom évocateur de Ian Macabre…

Ce n’est pas, cependant, son avatar Tom Haley que McEwan semble avoir choisi pour raconter Opération Sweet Tooth. Non, la parole est donnée d’emblée à ­Serena Frome, une jeune femme d’une vingtaine d’années, provinciale, très jolie nous dit-on, un peu grise pourtant, effacée, plutôt naïve et très rêveuse, dont la conscience politique est née et s’est enflammée à la lecture de L’Archipel du Goulag. Par un concours de circonstances pas si hasardeux que cela, la voilà enrôlée par le MI5 (comprenez : les services secrets britanniques, en charge de la sécurité intérieure du pays). L’heure est à la guerre froide, Londres est truffé d’espions à la solde de Moscou, péril auquel s’ajoute la menace terroriste grandissante, venue de l’IRA [Armée républicaine irlandaise] mais aussi des activistes palestiniens et des groupuscules d’extrême gauche qui naissent un peu partout en Occident. Employée au bas de l’échelle, Serena se voit confier la mission d’enrôler à son insu Tom Haley dans « la version douce de la guerre froide » : via ses nouvelles, le jeune écrivain a été repéré comme n’épousant pas la doxa marxiste, en vogue parmi les intellectuels occidentaux. Il va donc s’agir de l’aider à écrire, pour cela de le subventionner sans qu’il sache jamais d’où lui vient réellement cette manne. Et c’est là qu’intervient Serena…

Inspirée d’une réalité historique avérée – durant la guerre froide, l’enrôlement, consenti ou involontaire, de certains écrivains britanniques dans la propagande anticommuniste secrè­tement orchestrée par le MI5 et le Foreign Office –, l’intrigue d’Opération Sweet Tooth s’avère être le support d’une réflexion sur l’écriture, la liberté et l’imprévisibilité du geste créateur, articulée à une interrogation sur les ­relations entre la réalité et la fiction. Longtemps murmurée et ultimement vertigineuse, c’est l’illusion qui s’impose ici au coeur de la méditation de Ian McEwan : la manipulation, le mensonge, qui sont les armes de l’espion, sont, pour l’écrivain, plus que de simples moyens – une fin en soi, une façon d’être. Opération Sweet Tooth est ainsi l’éclatante démonstration de la puissance du mensonge et de ses sortilèges, néfastes ou merveilleux – qui en décidera ? — Nathalie Crom

 

Bio express

1948 naissance à Aldershot, dans le Hampshire.

1975 premier recueil de nouvelles, First Love, last rites (non traduit).

1987 L’Enfant volé reçoit le prix Whitbread.

1998 Amsterdam reçoit le Booker Prize.

2002 Time élit Expiation meilleur roman de l’année.

2012 parution de Sweet Tooth.

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