Oeuvres Tome I

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Oeuvres Tome I

Satané accent aigu. Toujours à se coller sur le premier « e » de Perec, comme le cil sur sa joue, comme la cicatrice sur sa lèvre, comme le cheveu sur sa soupe. A l’origine, aucun vermicelle graphique ne trônait sur son patronyme polonais. Il est apparu pour la première fois sur le certificat de baptême qu’on lui a délivré enfant, pendant la guerre, pour effacer sa judéité, après la mort au champ d’honneur de son père légionnaire et le départ sans retour de sa mère vers les camps d’Auschwitz. Pérec, ça ressemble à béret, ça sonne un peu breton, cela semble parfait à l’époque pour camoufler des origines étrangères, juives de surcroît.

Mais l’accent ne parvient pas à tenir en place. Il glisse dans les coulisses, se perd dans les manches de « l’Histoire avec sa grande hache », comme dira son propriétaire récalcitrant. Devenu écrivain, Georges Perec (1936-1982) le fera disparaître à jamais. Pour être sûr que l’accent ne ressurgisse pas, il le privera de son support, en écrivant un livre de plus de trois cents pages dépourvu de la voyelle « e », qu’il titrera La Disparition (1969). Un livre sans « e », un livre sans « eux », ces parents qui n’ont jamais pu le voir grandir. Plus tard, il dédiera son autobiographie, W ou le Souvenir d’enfance (1975), à un E majuscule, interdisant tout accent. Pour E. Pour eux. Un livre où Perec exprime « le scandale de leur silence et de mon silence », une confession coupée en son milieu par une page blanche où l’indicible et l’inconcevable sont ­représentés par trois points de suspension entre deux parenthèses.

Si on retire le « e » de Perec, on se retrouve avec trois consonnes qui se prononcent per que. C’est-à-dire « Pourquoi », avec un grand P : pourquoi la Shoah l’a-t-elle fait grandir avec le rêve impossible d’aider sa mère à débarrasser la table le soir ? La question silencieuse donnera à la vie de Perec la forme d’un grand point d’interrogation. Un signe de ponctuation qu’il ira jusqu’à incarner physiquement, avec cette impossible barbe en boule et ces cheveux implantés en auréole indisciplinable.

Cette fantaisie capillaire est aussi méphistophélique, tout du moins malicieuse. Elle donne à Perec des airs de diablotin moqueur, c’est le costume de l’emploi qu’il a vocation d’exercer sans discontinuer. Une lumière farceuse brille dans son oeil sur toutes ses photos, y compris les plus anciennes, aussi loin qu’il puisse remonter. Comme une politesse hallucinée, la tentation potache le maintient debout. Elle prend mille formes, des plus légères aux plus absconses, des plus exubérantes aux plus intérieures, et fait de son oeuvre un jeu de piste aussi immense que déroutant. Qu’un copain de lycée s’amuse à interrompre toutes ses conversations avec cette question saugrenue « Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? », et voilà le gimmick recyclé en titre de livre (1966), où un gusse, au nom tellement imprononçable qu’il change plusieurs fois par page, n’a pas très envie d’aller faire la guerre d’Algérie. Cette même guerre dont Perec put être dispensé, grâce à la « mort pour la France » de ses parents. On pose au héros des questions « à brûle-tourcoing », il précise que la femme de son copain qui habite à Pau n’est pas écuyère, et son cas d’éventuel déserteur est entre les mains de pas moins de onze « psycholonels ». Cet exercice de style désopilant, qui commence par « C’était un mec », comme pour annoncer Coluche, reste le plus abordable des textes de Perec.

Il y a aussi ses listes (des aliments ­ingurgités pendant l’année 1976 dans Action poétique, des flashs qui illuminent sa mémoire dans Je me souviens, des éléments meublant les appartements d’un immeuble entier dans La Vie mode d’emploi). Et ses mots croisés, avec des définitions à se chatouiller le crâne pendant des heures à coups de râteau digital. Ne saurait servir à un chômeur, sauf s’il est dans ses petits souliers ?… Embauchoir. Surtout craint de certains derviches ?… Empêcheur. Comme par hasard, les meil­leures trouvailles commencent par E. Tout comme Perec multiplie les énoncés de quarante-trois lettres ou de onze signes, en souvenir de la disparition de sa mère, le 11 février 1943.

Georges qui rit sous cape, Georges qui pleure sous masque. L’oeuvre entière de Perec est un miroir à double face que le lecteur doit faire claquer sans cesse pour atteindre la vérité. Gratter le vernis du jeu oulipien, effacer la buée de la pudeur : la tâche est grande, mais tellement plaisante, tellement payante.

Avant d’être emporté par un cancer du poumon en 1982, Perec a publié un poème intitulé « L’Eternité ». Avec un grand E. L’écrivain semble bien installé dans cette espèce d’espace éternel. Rares sont les figures littéraires du XXe siècle qui ont connu une telle postérité dès leur mort. Depuis trente-cinq ans, Perec est pillé, fouillé, statufié. Le héros de son livre Mais quel petit vélo… exhibe fièrement « ses soixante-quinze centimètres de Pléiades » dans sa mansarde aménagée. Voilà donc Perec édité dans ce qu’il nommait en riant « la bibliothèque de l’homme cultivé ». Clin d’oeil posthume d’un joueur invétéré qui aurait peut-être appelé cela la perequation, sans accent. — Marine Landrot

 

Ed. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Tome I : 1 184 p., 61, 50 € ; Tome II : 1 280 p., 56 €, 110 € sous coffret.

 

Le bel Album Georges Perec (no 56), signé Claude Burgelin, est offert en librairie à l’occasion de la Quinzaine de la Pléiade, pour l’achat de trois volumes de la collection.

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