OEuvres romanesques complètes I et II

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OEuvres romanesques complètes I et II

« Souffrir, voyez-vous, cela s'apprend. C'est d'abord comme un petit murmure au fond de soi, jour et nuit », explique le jeune infirme de Monsieur Ouine (1943), témoin visionnaire d'un village as­sassin, d'une communauté frustrée, où la mort d'un enfant révélera mystères et monstruosités… Il y a beaucoup de souffrance — et de violence — dans l'oeuvre sulfureuse de Georges Ber­nanos (1888-1948), ce chrétien tourmenté et sauvage, en constante quête d'inaccessible grâce. Un grand nombre de prêtres, et de suicides aussi, dans ces sept romans — et ce Dialogues des carmélites écrit pour être scénario (1948) — où la mort, naturelle ou non, la solitude et l'effroi de l'ennui, du vide sont omniprésents. Deux héroïnes totalement différentes ne portent-elles pas le même nom, Mouchette, dans Sous le soleil de Satan (1926) et Nouvelle Histoire de Mouchette (1937) ? C'est que les intrigues, minimalistes, importent moins que leur traitement, polyphonique et concassé, un rien barbare, embrasé de paysages crépusculaires. De quoi accompagner le cheminement tortueux d'êtres entre Christ et diable, sainteté et damnation, héroïsme et fragilité. Toujours en proie à la tentation du néant et du désespoir.

Car ils sont les contemporains d'un monde ravagé par cette Première Guerre mondiale à laquelle a participé l'écrivain ; cette boucherie qui a ôté tout goût de croire et donné l'habitude de s'organiser sans dieu. Dans Monsieur Ouine, le curé ne décrète-t-il pas en chaire, lors de l'enterrement de l'enfant assassiné, que sa paroisse « est morte » ?

Mais ce serait limiter l'oeuvre de Bernanos — opportunément et brillamment rééditée en Pléiade — que la cantonner aux questionnements religieux et références bibliques, évangéliques qui la nourrissent, au risque d'éloigner les lecteurs plutôt agnostiques d'aujourd'hui. La lit-on encore ? Si Pas pleurer, le prix Goncourt 2014, de Lydie Salvayre, se rattachait directement à l'antifranquisme de l'écrivain — voir Les Grands Cimetières sous la lune (1938) —, si Sous le soleil de Satan apporta à Maurice Pialat une Palme d'or à Cannes en 1987, l'univers de l'anticonformiste torturé semble passé de mode. Notre littérature française tiède et narcissique d'aujourd'hui, où l'on se repaît de complaisante autofiction, n'a plus guère à voir avec le verbe couillu et les engagements iconoclastes de celui qui fustige la douceur, privilégie les ténèbres de pluie et de boue où pataugent ses personnages dévastés.

Qui eût cru, par exemple, que ce catholique monarchiste se soit révolté contre l'Eglise espagnole aux ordres de Franco, et ait préféré l'exil au Brésil plutôt que la collaboration avec une France pétainiste dont il méprisait les compromissions avec Hitler. Même ­rallié à la Résistance — depuis l'Amérique du Sud et via des articles de presse — et au général de Gaulle dès l'appel du 18 juin 1940, il refusera de devenir ministre en 1945. Comme il a trois fois refusé la Légion d'honneur.

L'explorateur forcené du mal et du bien, de la vie et de la mort, du salut et de la perte paraît incorruptible. Et increvable. En pleine Seconde Guerre mondiale, il écrit que « quand on va jusqu'au bout de la nuit, on retrouve une autre aurore » ; et le prêtre rongé par un cancer de l'estomac du Journal d'un curé de campagne (1936) s'éteint en murmurant : « Qu'est-ce que cela fait ? Tout est grâce. » A la curiosité et à la séduction du mal qui envoûte jusqu'au très saint abbé Donissan (« Connaître pour détruire, et renouveler dans la destruction sa connaissance et son désir — ô soleil de Satan ! —, désir du néant recherché pour lui-même, abominable effusion du coeur ! ») répond, en effet, l'obsession du dépassement. Comme à la terreur, l'abandon de soi : la si craintive Blanche de la Force, la mal nommée, ne trouve-t-elle pas une force insoupçonnée au moment de son exécution (Dialogues des carmélites) ?

Les personnages de Bernanos ne manquent jamais de courage, plongés dans l'excès jusqu'au paroxysme, jusqu'au surnaturel. Il y a du fantastique dans cette écriture chauffée à blanc, explosive, rugueuse, anguleuse, outrée, à l'image de l'expressionnisme pictural régnant à l'époque. Le désir s'y conjugue violemment au dégoût (Nouvelle Histoire de Mouchette), la nature dépeinte y est dangereuse, et les villages, solitaires et perdus, renferment d'abominables secrets. Ici, on rencontre le diable en se promenant la nuit, et la tentation du suicide n'est jamais loin. Alors qu'un chrétien flamboyant comme le contemporain Paul Claudel mettait le mal au coeur de chacun, sublimement mêlé au bien, Bernanos, lui, l'externalise, en fait une entité visible. Irrésistible. Il n'en est que plus inquiétant, même si « la dernière disgrâce de l'homme est que le mal lui-même l'ennuie », comme le murmure le satanique monsieur Ouine.

Qu'est-ce donc qui intéresse alors les créatures hagardes de Bernanos, ballottées par des puissances obscures ? « L'enfer, c'est le froid », dit-il. Où trouver le chaud ? Le pourfendeur des lâchetés et hypocrisies politiciennes cherche sans fin… Et c'est pour ça que sa parole importe aujourd'hui, questionne notre monde chamboulé, si proche du sien dans le chaos de l'entre-deux-guerres. Deux réponses. Pour le croyant, la communion des saints et des pécheurs : certains peuvent porter la souffrance d'autres, et la soulager. « On ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou même les uns à la place des autres, qui sait ? », murmure Constance dans le testamentaire Dialogues des carmélites. Pour l'agnostique : le refus de la peur. « On n'a pas peur. On s'imagine avoir peur. La peur est une fantasmagorie du démon. » Il faut lire Bernanos. — Fabienne Pascaud

 

Préface de Gilles Philippe, chronologie par Gilles Bernanos, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de La Pléiade, deux volumes, 1 376 p. et 1 296 p., 55 € chacun jusqu'au 31 décembre, 65 € ensuite.

Extrait

 

 

« Chacun de nous – ah ! puissiez-vous retenir ces paroles d'un vieil ami ! – est tour à tour, de quelque manière, un criminel ou un saint, tantôt porté vers le bien, non par une judicieuse approximation de ses avantages, mais clairement et singulièrement par un élan de tout l'être, une effusion d'amour qui fait de la souffrance et du renoncement l'objet même du désir, tantôt tourmenté du goût mystérieux de l'avilissement, de la délectation au goût de cendre, le vertige de l'animalité, son incompréhensible nostalgie. Hé ! qu'importe l'expérience, accumulée depuis des siècles, de la vie morale. Qu'importe l'exemple de tant de misérables pécheurs, et de leur détresse ! Oui, mon enfant, souvenez-vous. Le mal, comme le bien, est aimé pour lui-même, et servi. »

 

 

Propos du vieil abbé et doyen Menou-Segrais à l'abbé Donissan, extrait de Sous le soleil de Satan, 1re partie : « La Tentation du désespoir ».

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