OEuvres

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OEuvres

A la fin des années 1970, Michel Foucault recevait une lettre de Gilles Deleuze : « Cher ami, voilà comment je vois les choses : pour moi vous êtes celui qui, dans notre génération, fait une oeuvre admirable et vraiment nouvelle. Moi, je me vois plutôt comme plein de « petits trucs » bien, mais compromis par trop de morceaux encore scolaires. » Est-ce pour cette raison qu’en 2015, parmi les représentants de la French Theory, c’est Foucault, et non Deleuze, qui fait son entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade ?

« Les livres de Foucault sont certes des ouvrages « savants », complexes, des études historiques sans concession, saturées de références et de citations, parfois difficiles, mais toujours parcourus par une écriture tendue et belle. Foucault s’inscrit dans cette tradition française qui, en philosophie (de Descartes à Merleau-Ponty) comme en histoire (de Michelet à Duby), demeure définitivement attachée au « beau style », limpide, précis, élégant », justifie en introduction le philosophe Frédéric Gros, maître d’oeuvre de cette édition. Deux volumes, réunissant Histoire de la folie à l’âge classique, Naissance de la clinique, Raymond Roussel, Les Mots et les Choses, pour le premier tome (1926-1967), et, pour le second (1968-1984), L’Archéologie du savoir, L’Ordre du discours, Surveiller et punir, Histoire de la sexualité I, II et III, ainsi qu’une sélection de douze textes, extraits des volumineux Dits et écrits.

Par rapport aux horizons qu’ont ouverts la réunion en 1994 de ces articles, préfaces, conférences, entretiens, éparpillés dans le monde entier (Foucault, penseur mondialisé), et la parution des treize cours (Foucault, détenteur de la chaire Histoire des systèmes de pensée au Collège de France) — d’« Il faut défendre la société » en 1997 à « Théories et institutions pénales » en 2015 —, le lecteur sera peut-être déçu, et le spécialiste, chiffonné de ne trouver aucun de ses dossiers d’archives, traces d’existences minuscules, infâmes (Moi, Pierre Rivière…, Herculine Barbin, Le Désordre des familles). Ni texte inédit, ni oeuvre complète, mais autant d’histoires (de la folie, de la sexualité), d’archéologies (du regard médical, des sciences humaines) ou de récits de naissances (de la clinique, de la prison), comme le synthétise Frédéric Gros — « nouveaux objets, nouvelles méthodes, nouvelle écriture ». En passant du savoir au pouvoir et du pouvoir au souci de soi, de l’archive monument à l’archive document, Foucault a aussi évolué d’une écriture étincelante, métaphorique, à une écriture quasi blanche.

Si l’érudition foucaldienne et ses innombrables sources (« livres sans renom et auteurs sans gloire ») s’avèrent solubles dans l’appareil critique de la Pléiade, celui qui disait écrire pour n’avoir plus de visage aurait sans doute grimacé à l’idée d’être ainsi canonisé, trente et un ans après sa mort, survenue en 1984. En quoi un support d’édition, matériel et symbolique, influe-t-il sur une pensée ? Foucault se méfiait de toute « vénération du discours » et de « l’auteur comme principe de groupement du discours », « sujet fondateur ». Chacun de ses livres est comme un accroc, tout à la fois fragment d’autobiographie et incision, mise à vif — « il y a dans mon porte-plume une vieille hérédité du bistouri », écrivait ce fils de chirurgien. Le jour de l’enterrement de son ami, Gilles Deleuze lut un extrait de L’Usage des plaisirs dans lequel Foucault prône la nécessité critique de « se déprendre de soi-même », « l’égarement de celui qui connaît ». Car qu’est-ce donc que l’activité philosophique « si elle ne consiste pas, au lieu de légitimer ce qu’on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement » ? — Juliette Cerf

 

Ed. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, tome I, 1 712 p., 59,50 €. Tome II, 1 792 p., 59,50 €. En coffret : 119 € (prix de lancement jusqu’au 28 fév. 2016).

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