OEuvres

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OEuvres

Lisez, donc ! Naviguez ! Ce volume de la Pléiade raconte la belle épopée du Mississippi, le long fleuve que l’on parcourt, en amont ou en aval, en compagnie de personnages, certes, mais surtout d’un auteur, Mark Twain (1835-1910), attaché au sud des Etats-Unis comme le sera plus tard William Faulkner, son disciple reconnaissant. Tom Sawyer (1876) et Huckleberry Finn (1884) : deux petits bonshommes nés sous la plume de Mark Twain, popularisés par des dessins animés, des séries ou le cinéma. Mais lire leurs aventures offre d’autres images. Ouvrages pour enfants, dit-on — mais, justement, c’est un peu vite dit…

Tom est un chenapan, un bon petit diable toujours pardonné par sa tante Polly. Il fait les beaux yeux à la petite Thatcher, s’imagine en pilote de bateau, en chef de brigands, en aventurier dans des îles au trésor, autant d’activités qui supposent qu’il accepte les châtiments corporels et qu’il fasse le mur de la maison — en évitant soigneusement de franchir le seuil de l’école. Petit philosophe d’une Amérique qui se construit sous la pelle des pionniers, Huck, lui, n’a que faire d’un capital monétaire quand le bonheur est à portée de mains — qu’il a sales, de préférence. Pour dormir, un tonneau vaut mieux qu’un lit douillet, et les hardes tachées sont préférables aux vêtements propres et étroits dans lesquels il étouffe. Twain avait annoncé la couleur dans Les Aventures de Tom Sawyer, où Huck apparaît déjà : l’invite-t-on à habiter dans un doux logis qu’il veut aussitôt « mettre les voiles », faire l’école buissonnière permanente et vivre dans l’île Jackson, son eldorado, pour une « vie à l’ancienne ». Le bonheur, il le trouve dans les baies à cueillir, dans l’herbe où s’allonger et dans les brassées de liberté auxquelles il ne veut renoncer à aucun prix.

Tom Sawyer est un garnement, mais Huckleberry Finn, lui, est un anarchiste. Les bonnes manières, la morale et les sermons, les « fais pas ci, fais pas ça » de Miss Watson, il s’en moque, mais avec plus d’insolence que ne le fait Tom. Et quand, narrateur, il s’adresse aux lecteurs, il le fait avec sa langue à lui, mêlant les idiomes, les patois et les dialectes. Le langage parlé de Huck, ses entorses à la grammaire et à l’orthographe sont les preuves qu’il est vivant et qu’il convie à le suivre sans chichi — dans ce que Philippe Jaworski appelle un « roman vocal ». Libertaire et poète, Huck évoque les doux parfums des bois et des fleurs comme la puanteur des poissons morts, les silences de la nuit et le plein jour où « tout sourit au soleil », lorsque « les oiseaux chanteurs font leur entrée ». Quand il voit passer un grand bateau sur le fleuve, il en observe les battements des roues à aube : « Lancé à toute vitesse, on aurait dit un nuage d’orage avec une dentelle de vers luisants tout autour. »

Ce grand théâtre des rêves d’enfant, plein de grottes mystérieuses, d’épisodes fantastiques, de cauchemars, de sorcières, de superstitions et de fugues enjouées, révèle pourtant, lorsqu’on en soulève le rideau, une réalité que les adultes savent rendre cruelle. Dans ce Sud profond — dont le grand Twain s’est fait le documentariste dans La Vie sur le Mississippi —, on s’enivre et on vole, on croise des charlatans bonimenteurs et des assassins. Livre politique, Les Aventures de Huckleberry Finn l’est évidemment. Vers 1835, la communauté de St. Petersburg (projection romanesque de la ville de Hannibal, Missouri, où Twain a grandi), si elle se tient les coudes et obéit parfois aux devoirs fraternels, peut aussi basculer dans l’hystérie au spectacle d’un lynchage. Dans Tom Sawyer, les gamins innocentent le pauvre Muff Potter, le pêcheur un peu trop porté sur la bouteille, accusé d’un crime en réalité commis par Joe l’Indien : un geste civique. Dans Huckleberry Finn, après quelques hésitations, ils sauvent Jim, l’esclave noir : un geste politique. Pris dans les contingences raciales de son époque, Huck était à deux doigts de dénoncer Jim, mais il réalise à temps qu’ils ont contemplé ensemble les clairs de lune, navigué sur un radeau, partagé la lumière d’une chandelle, et « tous ces moments-là » font que, au-delà des codes sociaux, l’amitié est universelle, et un homme, fût-il de couleur, est un homme.

La question de l’esclavagisme, Mark Twain l’a abordée de front dans un texte moins connu, contenu dans le présent volume de la Pléiade : La Tragédie de David Wilson, le parfait nigaud. Une esclave métisse au teint clair, Roxy, de crainte que son fils ne soit un jour envoyé dans les champs de coton, opère un tour de passe-passe afin que l’enfant apparaisse comme celui du maître. Elle franchit ainsi une frontière : non plus la frontière spatiale, popularisée par le grand mythe américain, mais la grande frontière raciale, qui ne cesse de se prolonger jusqu’à nos jours. Dans les diatribes qu’il lui est arrivé d’adresser à ses contemporains américains, Mark Twain dérogeait au beau langage comme aux démonstration pesantes. Dans ses romans, ses personnages sont libres et suivent leur destin. Au fait, le petit Huck va-t-il finir par rentrer dans le rang ? « Très peu pour moi », répond-il, tout en adressant au lecteur ses « sincères salutations »… — Gilles Heuré

 

Edition établie par Philippe Jaworski, avec la collaboration de Thomas Constantinesco. Ed. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1 648 p., 652 ill., 58 € jusqu’au 31 août, 65 € ensuite.

Une pléiade de traductions

On ne cesse de redécouvrir Mark Twain en France : après les traductions de Bernard Hoepffner aux éditions Tristram (Les Aventures de Tom Sawyer et Aventures de Huckleberry Finn en 2008, L’Autobiographie de Mark Twain en 2012), celles que Freddy Michalski fait paraître à L’OEil d’or depuis 2004 (Journal d’Adam et journal d’Eve, Lettres de la terre, Les Aventures de Huckleberry Finn, Un Yankee du Connecticut à la cour du roi Arthur…) ou encore l’édition des nouvelles par Delphine Louis-Dimitrov chez Omnibus (Le Rapt de l’éléphant blanc et autres nouvelles, 2010), l’écrivain américain bénéficie, dans cette édition en Pléiade, de deux nouveaux traducteurs : Thomas Constantinesco pour Tom Sawyer, et Philippe Jaworski pour les trois autres textes, à savoir La Tragédie de David Wilson, le parfait nigaud, La Vie sur le Mississippi et Les Aventures de Huckleberry Finn. Ce dernier, maître d’oeuvre du volume, s’était déjà attelé avec brio, pour la même collection, à Herman Melville (quatre volumes, 1997-2010) et Francis Scott Fitzgerald (deux volumes, 2012). A noter que cette nouvelle édition de Mark Twain en Pléiade intègre les centaines d’illustrations parues dans les éditions originales.

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