Ô nuit, ô mes yeux

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Ô nuit, ô mes yeux

Qu’importe l’endroit où l’on pose les yeux, en haut, en bas, à droite, à gauche ou au centre de la vaste fresque de Lamia Ziadé, on y croisera un regard de femme. Peut-être celui de Hoda Chaaraoui, pionnière de la lutte pour l’émancipation des femmes égyptiennes qui, associant ce combat pour la cause des femmes et le combat patriotique, organisa en 1919 la première marche féminine contre l’occupation anglaise — dans les rues du Caire, ce jour-là, trois cents femmes au visage caché d’un fin voile, le yachmak, que quatre ans plus tard Hoda Chaaraoui ôtera publiquement. Si ce ne sont ses yeux, ce pourraient être ceux de Badía Massabni, danseuse et vagabonde, née à Damas à la toute fin du xixe siècle, passée par Buenos Aires avant de finalement s’installer au Caire où elle ouvrit, en 1940, un immense cabaret à l’enseigne Casino Opéra, un « club ­extraordinaire, babylonien », dont la grande scène circulaire verra l’éclosion d’une étoile égyptienne de la danse et du cinéma, Samia Gamal. A leurs côtés, il y a la chanteuse lyrique et femme engagée Mounira el Mahdiya, dite la « sultane de l’extase » ; la Libanaise Rose el Youssef, qui mit fin à une carrière au théâtre pour fonder au Caire un magazine impertinent portant son nom ; Taheya Carioca, danseuse à la grâce exceptionnelle, elle aussi découverte par Badía Massabni… Combien sont-elles, les femmes dont les destinées circulent, se frôlent et s’entrecroisent entre les pages de ce livre singulier, fluide et attachant de Lamia Ziadé, auteur et illustratrice ­libanaise (1) ? On ne saurait le dire.

On ne saurait non plus compter les hommes, pères, frères, époux, mentors ou amants, auxquels leurs existences sont liées. On pressent juste qu’il faut à Lamia Ziadé tout ce passé, tous ces ­visages, toutes ces vies rassemblées, presque agrégées, pour composer le tableau mélancolique, tout ensemble réel et rêvé, d’un Proche-Orient saisi au moment de son histoire où se conjuguent lutte pour l’indépendance, effervescence créative et liberté de moeurs — disons, la première moitié du xxe siècle. Avec, à l’épicentre de la toile, « Le Caire, métropole arabe et cosmopolite. Le Caire, ville de tous les possibles », où convergent les mille et un personnages de Lamia Ziadé, qui s’attarde plus particulièrement sur les heures, les jours, les exploits et les amours des deux héroïnes principales d’O nuit, ô mes yeux : l’impériale Oum Kalthoum et sa cadette Asmahan, qui fut un temps sa rivale, et dont l’existence hautement romanesque connut un épilogue tragique, demeuré énigmatique — en 1944, elle se noya dans les eaux du Nil.

A Beyrouth, au bout de la rue où a grandi Lamia Ziadé, dans les années 1980, se trouvait une villa abandonnée, dans un écrin vert d’ifs, de palmiers, de jacarandas. La fragile, instable Asmahan y avait vécu, quatre décennies auparavant, et « son seul nom, écrit l’auteur, a nourri mes fantasmes durant toutes ces années de guerre ». O nuit, ô mes yeux est l’incarnation de ce fantasme : tout ensemble miroir réaliste d’une époque et construction imaginaire élégante, captivante, surannée, drapée de musique et de nostalgie. — Nathalie Crom

 

(1) Lire son autobiographie Bye bye Babylone. Beyrouth 1975-1979, éd. Denoël Graphic, 2010.

 

Ed. P.O.L, 574 p., 39,90 €.

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