Mauvais sang ne saurait mentir

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Mauvais sang ne saurait mentir

C'est à Patricia Highsmith et à Francis Scott Fitzgerald que Walter Kirn emprunte la double exergue de Mauvais sang ne saurait mentir – inscrivant par là d'emblée son personnage dans une généalogie romanesque iden­tifiée : « Le filou polymorphe de la mythologie et de la littérature américaine », une sacrée lignée d'im­posteurs, d'escrocs mystificateurs, en tête de laquel­le on fera figurer sans trop d'hési­tation M. Ripley, le psychopathe désinvolte et charmeur dont Highsmith a décliné jadis les méfaits. Le fait que le livre de Walter Kirn ne soit pas un roman mais un récit et que son personnage principal purge actuellement une peine de vingt-sept ans d'enfermement dans une prison de Californie ne l'exclut pas de cette inquiétante famille, avec laquelle – c'est l'une des dérangeantes conclusions de la réflexion de Kirn – nous entretenons tous des relations plus ou moins étroites, menteurs nous-mêmes, quoique à une échelle moins spectaculaire, et fascinés par ces maîtres en imposture.

Lui disait s'appeler Clark Rockefeller, être un rejeton de la fameuse famille fondatrice de la Standard Oil et exercer le métier de « banquier central free lance » lorsque Walter Kirn fit sa connaissance en des circonstances un rien burlesques : journaliste dépressif et fauché, il accepta de convoyer du Montana à New York une pauvre chienne estropiée que le millionnaire avait adoptée. C'était en 1998, et l'amitié étrange, épisodique qui se noua entre les deux hommes allait durer une dizaine d'années. En 2013, à Los Angeles, Walter Kirn assista au procès pour meurtre de son ancien ami, ayant appris entre-temps que celui-ci se nom­mait en fait Christian Karl Gerhartsreiter, qu'il était né en Allemagne et arrivé aux Etats-Unis vers l'âge de 18 ans – pour, dans ce Nouveau Monde, se réinventer, endosser successivement diverses identités, notamment celle de Christopher Chi­chester, le nom qu'il portait lorsqu'il tua en 1985 le fils de sa logeuse, démembra et dispersa le cadavre.

Tout autant que sur l'histoire de Christian Karl Gerhartsreiter, « le plus prodigieux mystificateur en série de ces dernières années », et de ses alias successifs, c'est sur sa propre naïveté qu'enquête Walter Kirn, dans un récit remarquablement construit, qui ­sinue savamment entre les époques – comme il balance entre narration et spéculation, entre ironie et gravité. Quel est cet aveuglement, mélange d'ingénuité et de complaisance, qui lui a fait accepter sans jamais douter les fables du pseudo-Clark Rockefel­ler, qui lui apparaissent désormais comme d'évidents mensonges ? Quel est son propre rapport avec la vérité, à quels arrangements avec elle est-il prêt, lui qui confie, par exemple, arrivant dans un motel avec la chienne infirme, qu'« un supplément était demandé aux personnes accompagnées d'un chien. Je ne dis pas à l'employé que c'était le cas. C'est une habitude que je tiens de mon paternel : économiser de petites sommes par le biais de menus mensonges » ? Evidemment, les « menus mensonges » ne suffisaient pas à Clark Rockefeller, qui, pendant plusieurs décennies, « prospéra dans l'écart entre une action et ses conséquences, entre la dissimulation et sa découverte ». Sorte d'individu auto-engendré, puisant l'inspiration de ses mystifications chez Hitchcock ou Dostoïevski. Devenu une créature parfaitement insaisissable et ensorcelante, une pure énigme : « A Clark vous offriez votre crédulité, la virant de votre compte personnel à celui dont vous étiez titulaire conjointement à lui. Il vous montrait un arbre creux ; vous y ajoutiez les abeilles… », écrit Walter Kirn, avant d'offrir à son personnage l'hypothèse d'un ultime et ­vertigineux dessein : « Certains tuent par amour, d'autres pour de l'argent, mais Clark, comme j'en avais acquis la conviction, avait tué pour la littérature. Pour y prendre sa place. Pour y vivre. »

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