L’Odeur du si bémol

Ajouter un commentaire

L’Odeur du si bémol

Connaissez-vous le « cinéma du prisonnier » ? Vous séchez déjà ? Il ne s’agit ni d’un film d’évasion où Clint Eastwood se fait la malle, genre L’Evadé d’Alcatraz, ni d’ombres projetées sur une paroi devant des hommes enchaînés, genre la caverne de Platon. Un indice de taille : cette expérience hallucinatoire fournit l’étoffe d’un chapitre du nouveau livre du neurologue Oliver Sacks. Vous brûlez ? L’expression désigne ces « kyrielles » d’hallucinations « colorées » qui viennent « consoler ou tourmenter l’individu confiné en cellule d’isolement ou enfermé dans le noir ». Explication scientifique : « Que la pénombre et la solitude soient recherchées par de saints ermites troglodytes ou imposées aux captifs reclus dans de sombres donjons, la suppression des inputs visuels normaux stimule parfois l’œil intérieur au lieu d’émousser les sens : elle peut inci­ter à rêver, à imaginer des scènes saisissantes ou à halluciner. » Cette privation sensorielle est l’une des causes des diverses et fascinantes visions explorées par l’écrivain dans L’Odeur du si bémol. L’univers des hallucinations. Maladie de Parkinson ; détérioration de la vue, voire cécité (soit le syndrome de Charles Bonnet) ; endormissement (on parle dans ce cas d’hallucinations hypnagogiques) ; consommation de drogues (l’écrivain en a été adepte dans les années 1960, en Californie…) en fournissent d’autres. Sous la plume d’Oliver Sacks, les hallucinations deviennent le bien le mieux partagé au monde : un rideau de théâtre se couvrant soudainement de roses rouges en trois dimensions ; un papillon se transformant en coucher de soleil, puis en loutre, puis en fleur ; Kermit, la grenouille, au visage tantôt triste, tantôt heureux, sans que la patiente puisse associer ces mimiques à ses propres humeurs ; une araignée sur un mur s’écriant : « Salut ! », etc.

Le neurologue anglais, né en 1933, auteur de best-sellers comme L’Eveil ou L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, excelle encore une fois à mêler récits de cas, analyses scientifiques, exemples littéraires et confessions personnelles. Ses contes médicaux distillent depuis près d’un demi-siècle leur incomparable parfum, savant mélange entre une forte dose d’empathie pour ses patients, une bonne poignée de talent de conteur et un zeste de fantaisie. Ainsi, dans le chapitre consacré aux odeurs hallucinatoires, « Quelques nanogrammes de vin », l’écrivain raconte un touchant retour dans la maison de son enfance, en Angleterre. Entrant dans la salle à manger, une odeur le saisit instantanément : celle du vin rouge casher qu’il avait l’habitude de boire en famille lors du repas de shabbat. « M’étais-je contenté d’imaginer cette odeur sous l’influence conjointe de ce cher environnement naguère si familier et de près de soixante ans de mémorisation et d’association ? » L’odeur avait-elle plutôt survécu, tel un fumet du passé ? « Les odeurs peuvent curieusement persister, et j’ignore si mon expérience devrait être qualifiée de perception accrue, d’hallucination, de souvenir ou si elle combine tous ces éléments à la fois. » En touchant ainsi à la question philosophique des fragiles contours de la réalité, l’écrivain fait mouche. Au terme de cette odyssée hallucinatoire, brouillant les frontières du réel et de l’imaginaire, de la matière et de l’illusion, de la science et de la littérature, une certitude émerge, aussi entêtante qu’une odeur surgie de l’enfance : « On ne voit pas avec les yeux, mais avec le cerveau. »

Commandez le livre L’Odeur du si bémol

Laisser une réponse