Lionel Asbo, l’état de l’Angleterre

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Lionel Asbo, l’état de l’Angleterre

Le roman aurait pu s’intituler Affreux, sales et méchants, à vrai dire c’eût été idéal — dommage, le titre est déjà pris… Ce sera donc Lionel Asbo, l’état de l’Angleterre, et tant pis si ladite Angleterre n’apprécie guère de se contempler en cet état, de se voir si vilaine en ce miroir peu flatteur que lui tend Martin Amis. A sa décharge, reconnaissons qu’il faudrait une dose surnaturelle d’ironie sur soi pour sans réticence se reconnaître en cette brute épaisse de Lionel Asbo, accepter cet analphabète mal embouché comme son reflet, son symptôme. « Silhouette d’un bloc, tête massive, crâne rasé, poils fauves. […] Pas phénoménalement grand, pas gras mais exceptionnellement large et le thorax extraordinairement profond » : voilà à peu près à quoi, physiquement, il ressemble. Mais cela ne dit rien de sa personnalité, alors exposons quelques faits. Pour commencer : « Il écopa de sa première ordonnance restrictive à l’âge de 3 ans. Trois ans et deux jours : un record national (quoique disputé par d’autres prétendants). La raison en était qu’il avait lancé des pavés sur des pare-brise ; les autorités avaient également retenu l’habitude qu’il avait, lorsque sa mère l’emmenait faire les courses, de donner des coups de pied dans les pyramides de ­bouteilles et de cannettes au supermarché… » C’était donc mal parti ; et ce n’était qu’un début. La suite de sa toute jeune, mais active et féconde carrière de délinquant juvénile fut à ce point glorieuse qu’à 18 ans — dont un bon tiers passé devant les tribunaux ou en détention —, celui qui s’appelait alors encore Lionel Pepperdine choisit, et obtint, de changer légalement de patronyme. Reniant Pepperdine (parce que « Pepperdine, c’est con comme nom… ») au profit d’Asbo, acronyme ­célèbre outre-Manche d’« antisocial ­behaviour order » — traduisez « mesure contre le comportement antisocial », désignant les diverses sanctions prévues par la législation contre la délinquance des mineurs mise en place par Tony Blair en 1998.

A 21 ans, Lionel a de nombreuses mauvaises habitudes — boire de la bière en quantité déraisonnable et ­mélangée avec tout ce qui existe en matière de substances interdites, s’abreuver de vidéos pornos trouvées sur Internet, gagner sa vie par le moyen du vol et du recel… La moindre de ces manies néfastes n’étant pas une propension à profiter de son physique athlétique pour tabasser tout ce qui bouge, aidé à l’occasion de Jeff et Joe, les deux pitbulls qu’il élève sur le balcon de son appartement de Diston City. Un faubourg défavorisé de Londres qu’il ne faudrait pas omettre de décrire : « Sur une courbe planétaire des espérances de vie, Diston aurait figuré entre le Bénin et Djibouti (54 ans pour les hommes, 57 pour les femmes). Et ce n’était pas tout. Sur une courbe planétaire des taux de natalité, Diston aurait figuré entre le ­Malawi et le Yémen (six enfants par couple — ou mère célibataire). » Lionel, lui, est le benjamin d’une fratrie de sept enfants, nés des amours précoces et instables de Cynthia. Il est aussi ­l’effroyable tuteur de son neveu Desmond, un adolescent de 15 ans dont l’âme et les aspirations spirituelles ont bien du mérite à rester pures, dans cet environnement socialement et moralement déglingué…

Dressant, à travers les aventures ­pathétiques et burlesques de Lionel et des siens — Lionel qui, à la suite d’un gain faramineux à la loterie, deviendra bientôt riche comme Crésus et célèbre comme… une vedette de télé-réalité —, un portrait féroce de la classe moyenne anglaise du début du xxie siècle, Martin Amis n’a pas arrangé son cas — déjà pour le moins délicat. Ecrivain unanimement considéré comme surdoué, l’auteur de L’Information, de Poupées crevées s’est néanmoins attiré depuis longtemps les foudres d’une bonne partie de l’intelligentsia et de la presse anglo-saxonnes, qui s’appuient tant sur ses livres que sur ses déclarations publiques pour diagnostiquer en lui ce qu’on appellerait, en France, un « nouveau réac ». Un contempteur de la modernité occidentale née des grands bouleversements des décennies 1960-1970. Un détracteur systématique des mœurs communes de ses contemporains. Qui plus est misogyne et islamophobe — en Grande-Bretagne, les médias de gauche l’englobent, avec ses amis et contemporains Ian McEwan et Salman Rushdie, dans les néoconservateurs, les blitcons, comprenez « british literary neoconservatives ».

Romancier virtuose mais esprit pervers, brutal, ricanant, politiquement très incorrect, voilà, pour résumer, les adjectifs qui circulent là-bas, quand il est question de Martin Amis. De fait, en une douzaine de romans — dont au moins un authentique chef-d’oeuvre, London Fields (1989) —, quelques ­recueils de nouvelles, un magnifique livre de Mémoires (Expérience, 2000), quelques essais aussi, Martin Amis n’a jamais trempé sa plume que dans une encre très noire et corrosive. Son éblouissant talent de satiriste, sa lucidité radicale, non exempte de cynisme, la jubilation tragique qui imprègne son univers romanesque et sa vision du monde l’imposent pourtant, de livre en livre, non comme un atrabilaire mais plutôt comme un moraliste implacable. Misanthrope par refus de la mélancolie ou du désespoir. Ayant fait définitivement le choix d’en rire plutôt que d’en pleurer. Ce rire, dont s’impose la dimension tragique, ressemble souvent à un acte ultime de résistance, face à certaine médiocrité des temps.

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