Lettres, volume II : 1941-1956. Les Années Godot

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Lettres, volume II : 1941-1956. Les Années Godot

Le premier volume de sa correspondance, traduit l’an dernier (1) , avait révélé en Samuel Beckett (1906-1989) un épistolier formidablement prolifique. Plus de 15 000 lettres de sa main retrouvées, couvrant les années 1929-1989, parmi lesquelles les artisans de l’édition originale anglo-saxonne de cette anthologie en ont retenu 2 500, respectant le critère de sélection édicté par l’écrivain lui-même lorsqu’il avait accepté l’idée de cette entreprise : ne retenir que les missives « en rapport avec l’oeuvre ». Ce volume initial s’achevait en 1940, la guerre venant poser un solide repère, tant symbolique que pragmatique, dans la biographie de Beckett. Il a 34 ans et l’Europe est en flammes. C’en est fini de l’apprentissage qui se prolongeait, fini des hésitations du jeune Irlandais incertain, naviguant entre Paris et Dublin, entre langue anglaise et langue française, réticent à l’idée de se lancer dans une carrière universitaire, tâtant de la psychanalyse, empêtré malgré lui dans le « noeud coulant de la famille »… Au terme de la période de l’Occupation — qui l’a vu ­rejoindre en 1941 un réseau de résistance, se débattre de longs mois durant avec son statut d’étranger, puis se cacher en zone libre, dans le Roussillon —, émerge un Beckett sculpté par les épreuves et la maturité. Un Beckett entré dans le vif de son existence et surtout de son art, conscient peut-être qu’il se tient sur le seuil d’une période créative exceptionnelle.

Au cours des années 1941-1956, que couvre ce deuxième tome (il y en aura quatre en tout), Samuel Beckett pas­sera « de l’état d’écrivain connu et res­pecté par un groupe restreint de lecteurs à celui d’écrivain connu et admiré par un public international grandissant », résume Dan Gunn, l’un des éditeurs de la correspondance, dans la préface de ce volume. Cette émergence, les lettres la donnent à deviner, à l’arrière-plan, mais ce sont les réflexions qu’elle inspire à l’écrivain lui-même qui sont passionnantes. Durant ses années de clandestinité, dans ses carnets, Beckett a achevé le manuscrit de Watt. Bientôt viendra la fameuse trilogie romanesque que composent Molloy (1951), Malone meurt (1951) et L’Innommable (1953), publiés par Jérôme Lindon chez Minuit — lequel a raconté ultérieurement l’état de stupeur et de transe dans lequel l’avait mis la lecture de Molloy, « la beauté écrasante de ce texte ». Bientôt aussi surgiront, sur la page blanche de l’écrivain, les silhouettes de Vladimir et Estragon, de Pozzo et Lucky, leurs voix étranges tissant l’insaisissable trame d’En attendant Godot, créé à ­Paris en 1953 par Roger Blin.

Qu’on n’aille pas pour autant ima­giner Beckett entré dans une zone de confort. Celui qui confiait en 1937 à son ami de jeunesse Tom McGreevy vouloir, dans le langage, « creuser un trou après l’autre jusqu’au moment où ce qui se cache derrière, que ce soit quelque chose ou rien, commencera à suinter », continue de s’interroger, de chercher autre chose. De fouiller, de forer, de scruter. C’est sans théoriser, à coups d’annotations incidentes plutôt, ou de questions qu’il se pose à lui-même et glisse dans ses lettres, que sa visée esthétique s’invente, au fil des missives et des années. Qu’écrire après avoir donné la trilogie, après avoir fait se ­lever ces voix romanesques guettées par l’enlisement, par l’extinction ? Que faire, après Godot, après avoir laissé entendre cette « parole dont la fonction n’est pas tant d’avoir un sens que de lutter, mal j’espère, contre le silence et d’y renvoyer » ?

Lorsqu’il est à la campagne, il contemple les paysages, les arbres, les oiseaux. « J’écris un tout petit peu, de petits coups de mouche contre la vitre », raconte-t-il dans une lettre de 1952 à Georges Duthuit, l’historien et critique d’art qui est, dans ces années, son interlocuteur privilégié. Ensemble, ils évoquent Sade et Blanchot, mais surtout la peinture, Bram Van Velde et Nicolas de Staël.

A ceux, de plus en plus nombreux, éditeurs, traducteurs, metteurs en scène ou journalistes, qui bientôt se bousculent pour l’approcher et lui demandent des éclaircissements, l’homme au profil d’aigle se dérobe, ironise, oppose l’ignorance, qui est, dit-il, sa propre condition : « Vous me demandez mes idées sur En attendant Godot […] Je n’ai pas d’idée sur le théâtre. Je n’y connais rien. Je n’y vais pas. C’est inadmissible […]. Je ne sais pas plus sur les personnages que ce qu’ils disent, ce qu’ils font et ce qui leur arrive […]. Je ne sais pas qui est Godot, je ne sais même pas s’il existe. Et je ne sais pas s’ils y croient ou non, les deux qui l’attendent […]. Tout ce que j’ai pu savoir, je l’ai montré. Ce n’est pas beaucoup. Mais ça me suffit, et largement. Je dirais même que je me serais contenté de moins. » Ailleurs, à propos de Godot toujours, il évoque « de l’opaque qu’on n’interroge même plus… ». Ailleurs encore, à propos de sa décision d’écrire en français, et non plus en anglais, il évoque « le besoin d’être mal armé »…

Qu’on se rassure : Beckett n’est pas dans l’impasse. En fait, il écrit des nouvelles — notamment Premier Amour. Bien­tôt, il donnera Fin de partie (1957), Oh les beaux jours (1963) et l’extraor­dinaire Comment c’est (1961) — roman à propos duquel l’éditeur et critique Maurice Nadeau notera : « Il ne s’y passe à peu près rien. Mais cet « à peu près rien » possède une telle force de ­déflagration qu’on peut y voir, comme dans les ouvrages précédents de Beckett, l’image entière et désespérée de notre condition ». — Nathalie Crom

 

(1) Lettres. 1929-1940, lire Télérama n°3357.

 

The Letters of Samuel Beckett, traduit de l’anglais (Irlande) par André Topia, édition établie par Georg Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn et Lois More Overbeck, éd. Gallimard, 764 p., 54 € (en librairie le 20 novembre).

Un Trou à betteraves

« Mes petits textes sont en panne. Le dernier, je n’ai pas le courage de le relire. Décidément, je suis dégoûté d’écrire comme moi j’écris. J’ai envie de m’enterrer, nous enterrer, dans ce trou à betteraves. Qu’il se présente une masure dans mes prix et je m’y engouffre. Trop mou pour chercher ailleurs. Et puis maintenant je connais les têtes d’ici [Ussy-sur-Marne, sa retraite tout près de Paris, NDLR] et les dangers, quelle chiffe quand même […]. Crise de cafard, bien sûr. Mais je ne connais plus que ça. »


Lettre du 18 septembre 1951.

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