Lettres. Volume I : 1929-1940

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Lettres. Volume I : 1929-1940

Il est certain que la correspondance de Samuel Beckett (1906-1989) demeurera l’une des principales correspondances littéraires du XXe siècle, et « peut-être de tous les siècles », notent les maîtres d’œuvre de sa publication, en préambule à ce premier volume d’un ensemble qui en comptera quatre (1). Le nombre, bien entendu, plaide d’abord en faveur de cette thèse : plus de 15 000 lettres écrites par ce grand taciturne de Beckett ont été retrouvées à ce jour, couvrant les années 1929-1989 – en quelque sorte les années actives de l’auteur futur de Molloy qui, en 1929, a 23 ans et, sa licence de lettres en poche, entre à pas très hésitants dans une possible carrière universitaire. De ces 15 000 lettres, l’édition de sa correspondance en a retenu 2 500, l’un des critères de sélection ayant été édicté par Beckett lui-même lorsqu’il accepta l’idée de cette entreprise : ne retenir, parmi ces milliers de missives, que celles qui sont « en rapport avec l’œuvre ».

A la quantité s’allie la qualité des lettres – leur intensité, leur profondeur, mais aussi leur saveur parfois formidablement triviale – pour effectivement instituer Beckett épistolier exceptionnel. Dans ce premier volume passionnant, qui embrasse la décennie 1929-1940, c’est comme si l’on avait affaire à Beckett avant Beckett : l’homme qui se cherche au moment d’entrer dans le vif de l’existence, l’écrivain au seuil d’une œuvre dont il a le désir, dont se précisent les enjeux, mais qui lui échappe encore. Aussi sa correspondance, au cours de ces années, dessine-t-elle le récit d’un apprentissage, tant intellectuel qu’esthétique – et humain –, au fil de lettres porteuses de plus d’interrogations, parfois franchement tourmentées, que de certitudes. Même si s’y affiche une personnalité tout sauf floue, un tempérament au contraire tranché, moins sévère que lucide et même féroce, enclin à une moquerie à peine modulée par une sensibilité toujours contenue.

Durant ces dix années, Beckett est tantôt en Irlande, tantôt à Londres ou à Paris – en 1928-29, notamment, il occupe un poste de lecteur à Normale sup, et c’est à Paris qu’il est présenté à James Joyce, alors son modèle, son contemporain capital, et de qui il affirmera toujours avoir appris l’intégrité artistique –, quand il ne voyage pas à travers l’Allemagne. Il écrit, dans sa langue maternelle, ses premiers essais (sur Proust, sur Joyce), mais aussi des poèmes, des traductions. Au milieu des années 1930, on le verra se lancer dans l’écriture de Murphy. Son interlocuteur privilégié est Thomas McGreevy, un jeune poète et érudit irlandais de treize ans son aîné, futur directeur de la National Gallery de Dublin. De la confiance qui existe entre les deux hommes naît la sincérité de Beckett, qui, en 1932, confie ainsi des doutes qui ont valeur d’éthique pour l’écrivain débutant : « Savoir que tu aimes mon poème me fait chaud au cœur. Sincèrement mon impression était qu’il ne valait pas grand-chose car il ne représentait pas une nécessité. Je veux dire que d’une certaine façon il était facultatif et que je ne m’en serais pas plus mal porté si je ne l’avais pas écrit. [… ] Mon sentiment est, de plus en plus, que la plus grande partie de ma poésie, bien qu’elle puisse être raisonnablement heureuse dans son choix des termes, échoue précisément parce qu’elle est facultative. » Beckett est à la recherche d’une morale de l’écriture, un absolu qu’incarnent pour lui « Homère & Dante & Racine & parfois Rimbaud », chez qui il reconnaît « l’intégrité des paupières tombant avant que le cerveau ne soit conscient du grain de poussière dans le vent ».

« Je suis un type un peu bizarre & je n’aime personne », confie-t-il ailleurs. Il n’est pourtant pas spécialement solitaire – en tout cas, pas tout le temps. Des amitiés, des amours le sollicitent. Des travaux alimentaires l’occupent, et davantage encore une fois qu’il aura abandonné définitivement la carrière universitaire, au grand dam de sa mère en qui il reconnaît, de plus en plus, le « nœud coulant de la famille » auquel il cherche à échapper, son père se montrant plus compréhensif – à sa mort, au début de l’été 1933, il écrit l’une des plus belles lettres du volume : « Il m’est impossible d’écrire sur lui, je peux seulement marcher dans les champs et franchir les fossés après lui… »

Quelques mois plus tard, on le voit entreprendre à Londres un travail psychanalytique. Beckett se remet en cause, sonde le mal obscur qui le ronge, cherche à rompre avec « la souffrance & la solitude & l’apathie & les ricanements [qui] étaient les éléments d’un index de supériorité & garantissaient le sentiment d’altérité arrogante », posture dont il ne veut plus.

Au contact des classiques de la littérature, mais plus encore des autres expressions artistiques, la peinture et la musique surtout, il s’interroge sur le geste esthétique et la nécessaire évolution des formes. En 1937, il écrit à McGreevy : « Il faut espérer que le temps viendra […] où la meilleure manière d’utiliser le langage sera de le malmener de la façon la plus efficace possible. Puisque nous ne pouvons pas le congédier d’un seul coup, au moins nous voulons ne rien négliger qui puisse contribuer à son discrédit. Y creuser un trou après l’autre jusqu’au moment où ce qui se cache derrière, que ce soit quelque chose ou rien, commencera à suinter – je ne peux pas imaginer de plus noble ambition pour l’écrivain d’aujourd’hui. Ou la littérature doit-elle être la seule à être laissée en arrière sur cette vieille route puante abandonnée depuis longtemps par la musique et la peinture ? » En 1937, Samuel Beckett a 31 ans – l’écrivain ne demande qu’à naître.

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