L’été arctique

Ajouter un commentaire

L’été arctique

La postérité contrastée du romancier E.M. Forster (1879-1970) semble prolonger jusqu'à nos jours la reconnaissance nuancée dont il bénéficia de son vivant. Dans les années 1930, la jeune génération des écrivains britanniques ne cachait pas l'admiration qu'elle vouait à l'auteur de Howards End (1910), de Route des Indes (1924) – le débutant Christopher Isherwood le considérait alors comme « l'unique auteur vivant qu'il eût reconnu comme son maître ». Auparavant, aux toutes premières heures du XXe siècle, les modernistes de Bloomsbury l'avaient accepté comme compagnon de route. Ce qui pourtant n'empêcha pas Virginia Woolf, après l'avoir admiré, de poser ultérieurement sur les romans de son ami un jugement sévère : trop réalistes, trop académiques… E.M. Forster fut-il alors un classique edwardien ou un moderne ? Un bon romancier ou un grand écrivain ? Ces indécisions, qui continuent de diviser les exégètes et de peser sur le destin posthume de Forster, le beau roman biographique que lui consacre aujourd'hui Damon Galgut les tient à distance. Là n'est pas la question. C'est à dresser de Forster un portrait intime, tout en minutie et en empathie, que Galgut consacre son attention et son talent. Un portrait bouleversant de l'écrivain en homme solitaire et empêché –- un homme dont la mélancolie profonde, assurément chevillée à une homosexualité bâillonnée, impossible à revendiquer et même à vivre dans la clandestinité, semble aussi cristalliser le climat d'une époque, d'une civilisation parvenue à expiration.

Son matériau romanesque, Damon Galgut l'a puisé notamment dans les nombreux journaux et la correspondance de Forster, dont on fait ici la connaissance alors qu'il est en voyage, sur le point d'aborder l'Inde pour la première fois. Nous sommes en 1912, Forster a rencontré un succès critique et public deux ans plus tôt avec Howards End, son quatrième roman. A présent, il va rejoindre outre-mer le jeune et riche Masood, un Indien venu étudier en Angleterre, puis reparti, et auquel le lie un amour qui peine à dire son nom. Forster, alors, « caressait un rêve dont il ne parlait à personne et dans lequel il se rendait en Inde et disparaissait. Sans mourir réellement, il glisserait dans une nouvelle vie, une nouvelle identité, pour ne plus jamais renouer avec l'ancienne, l'anglaise », écrit Damon Galgut dont la narration, bien qu'à la troisième personne, se tient toujours au plus près des pensées, des émotions de son sujet.

Fuir l'Angleterre, ses hiérarchies sociales hors d'âge et ses conventions morales étouffantes. S'extraire du tête-à-tête avec sa mère à quoi depuis l'enfance se résume son existence – il a alors 33 ans –, se soustraire à la tendresse trop imprégnée de tristesse dans laquelle ils sont englués l'un et l'autre. S'accepter tel qu'il est, habité par le désir du corps masculin, et oser l'écrire, si ce n'est pour le révéler publiquement, du moins pour lui-même : c'est tout cela, le « rêve indien » de Forster, comme une longue crise qui s'ouvre à la veille de ce voyage inaugural vers Masood et se refermera au milieu des années 1920, lorsque le point final sera enfin mis à Route des Indes, qui sera son dernier roman. Entre-temps, vers 1913-1914, Forster aura écrit aussi Maurice, roman d'essence autobiographique et ouvertement consacré au thème homosexuel, qui sera publié un an après sa mort, en 1971.

Centré sur ces années, L'Eté arctique – titre emprunté par Damon Galgut à un roman inachevé de Forster – s'offre ainsi à lire comme un roman d'apprentissage, tout ensemble lumineux et désenchanté. L'apprivoisement par un individu d'une singularité qui est sa substance et son noyau dur – un acquiescement à soi dont le prix est le détachement, l'éloignement : « Sa solitude était si grande qu'elle était devenue sa vie »…

Commandez le livre L’été arctique

Laisser une réponse