Les Mémorables

Ajouter un commentaire

Les Mémorables

Lídia Jorge ne pense pas la littérature comme un divertissement. Un roman, professe l'auteure portugaise, doit inquiéter et, même, éventuellement, « faire bondir le lecteur de sa chaise ». On ne sursaute pas en lisant Les Mémorables, mais on s'installe dès les premières pages dans une sorte d'inconfort captivant. Happé, enveloppé par une prose d'une densité rare, un tissu de phrases épais comme un lourd pan de velours. Disons, de velours rouge, la couleur des oeillets, dont les fleuristes de Lisbonne firent offrande aux soldats insurgés du 25 avril 1974, afin qu'ils les glissent dans le canon de leurs fusils et que cette image devienne le symbole de l'événement historique se déroulant ce jour de printemps : la révolution des oeillets — « revolução dos cravos », dit-on en portugais.

Le roman de Lídia Jorge s'ouvre par un bref rappel des faits : en ce 25 avril 1974, à l'aube, cinq mille soldats, menés par quelques capitaines, sont entrés dans Lisbonne et ont contraint le gouvernement à se démettre. « Ce mouvement des forces armées aura installé le soir même la démocratie au Portugal sans coup férir, après quarante-huit ans de dictature. » La narratrice des Mémorables, Ana Maria Machado, est portugaise, mais, de ces événements, elle ne sait guère plus que cela lorsque commence l'histoire. Et nombreux sont les indices glissés dans le texte incitant à penser qu'elle n'a guère envie d'en savoir davantage. Nous sommes en 2003, elle n'a pas 30 ans, elle n'était pas née en 1975. Et voici plusieurs années qu'elle a quitté son pays d'enfance, pour s'installer aux Etats-Unis — « plus c'était lointain et différent, mieux ça valait » — et travailler comme reporter. Un jour, missionnée pour un documentaire sur la révolution des oeillets, elle doit y retourner, se rendre là-bas « pour ramasser le reste de la mitraille de fleurs encore coincé entre les pavés des rues de Lisbonne », lui explique son commanditaire, mu par la conviction que, dans le long cauchemar qu'est l'histoire des hommes, s'imposent des moments de grâce, comme des trouées dans les nuages, « illuminant comme un éclair l'obscurité ténébreuse de la Terre », et que le coup d'Etat pacifique du 25 avril est de ces instants-là.

Les Mémorables est le récit de cette enquête que mène Ana Maria, avec deux jeunes gens de son âge, auprès d'acteurs de cette journée, rassemblés sur une photographie prise en 1975 et qu'elle a toujours vue chez son père, éditorialiste politique de renom, Antonio Machado. Lui-même figure sur le cliché, au côté d'autres insurgés : un militaire, un cuisinier, deux poètes… Avec eux, l'épouse alors d'Antonio, la mère d'Ana Maria, Rosie, une jeune femme belge arrivée au Portugal au lendemain du coup d'Etat, lorsque Lisbonne était « une ville qui donnait de l'espoir à tous les déçus de Varsovie et de Prague, même à ceux qui étaient si jeunes qu'ils n'avaient pas encore eu l'occasion de savoir ce qu'était l'illusion ».

Que s'est-il vraiment passé, le 25 avril 1974 ? Quels furent les faits et gestes de chacun ? Quel moment de la journée s'est-il gravé plus fortement dans leur mémoire ? Les questions se veulent limpides et précises, mais les réponses, évasives, réticentes ou lyriques, se chargent de déjouer la froide mécanique journalistique, de complexifier l'histoire, de la démentir, de la démythifier, de la reconstruire. Sondant ainsi, à travers ses personnages, la mémoire collective du Portugal, Lídia Jorge, peu à peu, dessine et approfondit le portrait collégial et intimiste d'un peuple, d'une nation, d'un trait sensible, névralgique, remarquablement maîtrisé. — Nathalie Crom

 

Os memoráveis, traduit du portugais par Geneviève Liebrich, éd. Métailié, 352 p., 20 €.

Commandez le livre Les Mémorables

Laisser une réponse