Les Larmes

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Les Larmes

Les mêmes sept lettres, posées sur la page blanche selon un ordre différent, composent leurs deux prénoms : Nithard et Hartnid. L’Histoire nous dit qu’ils étaient frères, nés au seuil du ixe siècle, petits-fils de Charlemagne, fils de Berthe et d’Angilbert. Les plaçant au coeur de son roman, Pascal Quignard souligne qu’ils étaient jumeaux. La dissemblance de leurs tempéraments incite à voir en chacun d’eux l’incarnation d’une attitude, d’une modalité d’existence, une façon possible d’être au monde. Nithard devint scribe, chroniqueur de la geste des Francs, par ailleurs conseiller de son cousin germain Charles le Chauve et abbé de Saint-Riquier, comme son père Angilbert avant lui. Du destin d’Hartnid, on en sait moins : « Il voyageait. Il voguait. Il chevauchait. Il ne restait pas en place. On racontait qu’une dame fée qui vivait sur les rives de la Somme l’avait sauvé quand il était un tout petit enfant. Il ne parlait presque pas. Il ne mangeait pas. Son nom n’était que le contraire d’un nom et il était alors complètement indifférent au monde qui n’était que le fantôme d’un monde », informe l’auteur.

Enchâssés dans une constellation de récits, de légendes, les destins con­traires de Nithard et Hartnid constituent le fil conducteur de l’envoûtant roman-poème de Pascal Quignard. Un roman comme un chant, construit de multiples fragments mais faussement disloqué, laissant toujours deviner en filigrane l’harmonie secrète qui en assure l’unité. Un roman comme Quignard seul sait en imaginer, tissé de contes, de mythologies, de méditations, d’hypothèses, et dans lequel on ne saurait identifier vraiment ce qui ­relève de l’érudition, de l’intuition, du rêve, de l’invention — sa beauté procédant précisément de cette incertitude.

Les larmes : où donc l’on arpente les temps carolingiens, comme au matin du monde. Où l’on s’attache à une ­chamane aux yeux bleus. Où l’on con­temple, tracé d’un trait vif et limpide, un bestiaire fait de chevaux, de lièvres, d’un chat noir, d’un geai bleu… Où l’on voit Hartnid dilapider sa longue existence dans l’inlassable traque du « visage d’une femme unique », d’une femme rêvée et aimée. Où l’on assiste ébloui, en compagnie de Nithard qui consigna l’instant dans son Historia, à la signature des Serments de Strasbourg par Charles le Chauve et Louis le Germanique, acte de naissance de la langue française : « C’est alors que, le vendredi 14 février 842, à la fin de la matinée, dans le froid, une étrange brume se lève sur leurs lèvres. On appelle cela le français »… — Nathalie Crom

 

Ed. Grasset, 224 p., 19 €.

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