Les Furies

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Les Furies

Comme s’il n’avait pu ramasser qu’un seul débris de ce roman explosif, le titre français n’a gardé qu’une moitié du titre américain, binaire et magnétique, digne de Jane Austen : Fates and Furies (Fortunes et Furies), les deux mots fusent, fusionnent, puis se fracassent et s’enfuient. Chacun désigne une partie de ce livre coupé en deux, brisé devrait-on plutôt dire, car Lauren Groff n’est pas du genre à plier gentiment ses histoires comme des mouchoirs de dentelle tout juste repassés. Dans son roman Les Monstres de Templeton, elle déchiquetait déjà sans pitié son histoire de retour au bercail raté d’une future mère, broyée par ses ancêtres.

C’est désormais au tour d’un couple parfait de se faire hacher menu par la vie, dans le vacarme le plus assourdissant d’une langue baroque et crépusculaire, où le mot « craquement » revient souvent. Craquement des os pendant les ébats, les pendaisons, les nuits de défonce. Il s’appelle Lancelot, mais le prénom chevaleresque disparaît vite sous le surnom de Lotto. Elle s’appelle Aurélie, mais la proximité sonore avec « orally » lui vaut trop d’allusions sexuelles au cours de son adolescence, alors elle choisit de devenir Mathilde. Ces deux-là s’aiment plus que de raison. A tel point que lorsqu’ils s’esclaffent son rire à lui sort de sa gorge à elle, et vice versa. L’aimantation des deux amants, rapidement mari et femme, donne au livre ses plus belles pages. Lauren Groff a le sens du décor cruel et vampirique, elle jette ses personnages dans la lumière sur­exposée de la Nouvelle-Angleterre, où les coquillages tranchants laissent les peaux en sang, où les maisons aux grandes baies vitrées abritent des orgies de sexe, coke et acides. Mais dans cet environnement destructeur, la romancière laisse toujours une chance aux êtres, capables de réinventer leur vie le temps d’une seconde, conscients de la beauté de l’éphémère. Elle croit au hasard, qui met les amoureux en présence l’un de l’autre au bon moment, qui donne une inflexion énergique aux existences. Ainsi Lotto devient-il un dramaturge inspiré, entre Pinter et Shakespeare, dont le parcours est livré à notre jugement, dans une succession de chapitres télégraphiques, en rupture avec le récit bouillonnant qui précédait. Un peu de squelette, après la chair et les viscères.

Il faut du calcium et de l’hémoglobine, comme dans les contes. C’est l’autre talent de Lauren Groff, qui creuse dans le passé de ses deux héros pour y déterrer les fondations féeriques, amalgames d’aubaines et de calamités, de fortunes et de furies. Pour mettre à nu les racines de ses personnages, elle s’amuse avec les clichés et les stéréotypes, les fards et les artifices. Pour Lotto, c’est la Petite Sirène, puisque sa mère travaillait comme nageuse à écailles dans un spectacle nautique. Pour Mathilde, c’est Douce France, de Charles Trenet, puisqu’elle a grandi dans un paysage de carte postale hexagonale, avec son cher clocher et ses boulangeries dorées.

Pourquoi l’union de ces êtres sublimes tourne-t-elle au fiasco ? Pourquoi le feu qui les consume finit-il sous l’éteignoir de la mort ? Parce qu’il faut se méfier de ceux à qui la chance sourit avec tant d’éclat, semble penser Lauren Groff, prédicatrice macabre qui examine les signes avant-coureurs de la chute tout au long de deux parties miroirs du livre. Grand succès aux Etats-Unis, Les Furies est surtout connu pour avoir beaucoup plu à Barack Obama. Peut-être a-t-il inconsciemment été sensible à son art de sentir le vent tourner et d’entrevoir l’avancée funeste des destins. — Marine Landrot

 

Fates and Furies, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau, éd. de l’Olivier, 430 p., 23,50 €.

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