L’éclaircie

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L’éclaircie

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Roman (broché). Paru en 01/2012

L’éclaircie

Philippe Sollers

« C’est immédiat : je ne peux pas voir un cèdre, dans un jardin ou débordant d’un mur sur la rue, sans
penser qu’une grande bénédiction émane de lui et s’étend sur le monde. La foule est bénie, les autobus,
les camions, les voitures, les poubelles, les vélos, les scooters sont bénis. Les plus laids et les plus laides
sont bénis, et aussi les vieux, les enfants, les jeunes, les femmes enceintes, les malades, les fatigués, les
pressés, les rares heureux, les désespérés. Ils passent tous et toutes sous le cèdre, ils ne le voient pas, sa
bénédiction silencieuse, verte et noire, filtre l’espace. On ne sait pas d’où lui vient cette tranquillité, cette
ramure de sérénité.
La photo que j’ai sous les yeux a été prise en été par quelqu’un qui s’est assis dans l’herbe pour qu’on
voie bien le petit personnage regardant un cèdre. Je dois avoir 2 ans, je suis un bébé bouffi qui lève un
visage ravi, à moitié mangé de soleil, vers les branches. Anne, ma soeur de 8 ans, est à peine visible,
devant les vérandas, sur la droite. La photo a du être prise par mon père, le seul qui, à l’époque, prenait
de temps en temps des photos. J’ai l’impression d’être là, maintenant, dans cette image qui n’est pas
pour moi une image, mais une clairière toujours vivante, une éclaircie. »
« Dès ma première rencontre avec Lucie, une formule espagnole m’est revenue à l’esprit : “los ojos con
muja noche”, les yeux avec beaucoup de nuit. Les “coups de foudre” sont rares, les coups de nuit encore
plus. Les tableaux où Lucie apparaîtrait, si j’étais peintre, devraient être envahis par l’intensité de ce noir
sans lequel il n’y a pas d’éclaircie. Noir et halo bleuté. Tout le reste, robes, pantalons, bijoux, répondrait
à ce noir, nudité comprise. Mais la preuve, ici, est dans ses lèvres, la bouche, la langue, la salive, le
souffle. C’est en s’embrassant passionnément, et longtemps, qu’on sait si on est d’accord. Une longue
demi-heure, tout en se caressant, sinon c’est du chiqué ou du vent. Pas d’expression plus répugnante que
la formule, de plus en plus employée à tout va : “bisou”. Le long et profond baiser, voilà la peinture,
voilà l’infilmable. Rue du Bac, de 17h20 à 17h50, tout de suite, dès la porte ouverte. Pas un mot, sauf
l’habituel “Désennuyons-nous”. J’arrive toujours avec dix minutes d’avance. J’entends l’ascenseur, le
bruit de la clé de Lucie dans la serrure, les rideaux sont déjà fermés, action. »« C’est immédiat : je ne peux pas voir un cèdre, dans un jardin ou débordant d’un mur sur la rue, sans
penser qu’une grande bénédiction émane de lui et s’étend sur le monde. La foule est bénie, les autobus,
les camions, les voitures, les poubelles, les vélos, les scooters sont bénis. Les plus laids et les plus laides
sont bénis, et aussi les vieux, les enfants, les jeunes, les femmes enceintes, les malades, les fatigués, les
pressés, les rares heureux, les désespérés. Ils passent tous et toutes sous le cèdre, ils ne le voient pas, sa
bénédiction silencieuse, verte et noire, filtre l’espace. On ne sait pas d’où lui vient cette tranquillité, cette
ramure de sérénité.
[…]
La photo que j’ai sous les yeux a été prise en été par quelqu’un qui s’est assis dans l’herbe pour qu’on
voie bien le petit personnage regardant un cèdre. Je dois avoir 2 ans, je suis un bébé bouffi qui lève un
visage ravi, à moitié mangé de soleil, vers les branches. Anne, ma soeur de 8 ans, est à peine visible,
devant les vérandas, sur la droite. La photo a du être prise par mon père, le seul qui, à l’époque, prenait
de temps en temps des photos. J’ai l’impression d’être là, maintenant, dans cette image qui n’est pas
pour moi une image, mais une clairière toujours vivante, une éclaircie. »
« Dès ma première rencontre avec Lucie, une formule espagnole m’est revenue à l’esprit : “los ojos con
muja noche”, les yeux avec beaucoup de nuit. Les “coups de foudre” sont rares, les coups de nuit encore
plus. Les tableaux où Lucie apparaîtrait, si j’étais peintre, devraient être envahis par l’intensité de ce noir
sans lequel il n’y a pas d’éclaircie. Noir et halo bleuté. Tout le reste, robes, pantalons, bijoux, répondrait
à ce noir, nudité comprise. Mais la preuve, ici, est dans ses lèvres, la bouche, la langue, la salive, le
souffle. C’est en s’embrassant passionnément, et longtemps, qu’on sait si on est d’accord. Une longue
demi-heure, tout en se caressant, sinon c’est du chiqué ou du vent. Pas d’expression plus répugnante que
la formule, de plus en plus employée à tout va : “bisou”. Le long et profond baiser, voilà la peinture,
voilà l’infilmable. Rue du Bac, de 17h20 à 17h50, tout de suite, dès la porte ouverte. Pas un mot, sauf
l’habituel “Désennuyons-nous”. J’arrive toujours avec dix minutes d’avance. J’entends l’ascenseur, le
bruit de la clé de Lucie dans la serrure, les rideaux sont déjà fermés, action. »
« Le temps est venu de réinterpréter le monde, car sa folie financière et sa transformation insensée n’ont
que trop duré. La vieille nature, en colère, multiplie les avertissements, mais tient quand même le coup
« Le temps est venu de réinterpréter le monde, car sa folie financière et sa transformation insensée n’ont
que trop duré. La vieille nature, en colère, multiplie les avertissements, mais tient quand même le coup
dans certains endroits de l’ouest de l’Europe. C’est là, à partir de ce cap d’Asie, que le décrochement a
eu lieu, et rien ne dit, contrairement aux nouveaux prédicateurs de l’Apocalypse, qu’il ne se reproduira
pas un jour. Qui attendait Manet en 1863 ? Personne. Picasso en 1909 ? Personne. Tout à coup,
quelqu’un est là qui voit tout différemment, parce qu’il vit différemment. On s’étonne, on s’exclame, on
s’indigne ? Trop tard, et pour longtemps. On peut aussi décider, un siècle après, d’éradiquer ces
phénomènes. Après avoir été religieux, totalitaires, fonctionnaires, publicitaires, les nouveaux
imposteurs sont devenus purement techniques. Achetez, communiquez, consommez, communiquez.
Allez-y, allez-y, vous n’empêcherez pas l’éclaircie. »

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