Le Tunnel aux pigeons. Histoires de ma vie

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Le Tunnel aux pigeons. Histoires de ma vie

Dans un des chapitres — il y en a trente-huit, plus une brève et énigmatique préface et une longue et belle introduction — de ses Mémoires, John le Carré raconte qu’il déjeunait à Londres avec le poète russe en exil Joseph Brodsky au moment où celui-ci apprit qu’il venait de se voir attribuer le prix Nobel de littérature. La réaction de Brodsky ne fut pas de joie, plutôt d’accablement, voire de détresse : « C’est parti pour un an de blabla », se lamenta-t-il, comme exténué par avance, en quittant la table pour rejoindre la meute des journalistes qui l’attendaient dehors. Pas plus que Brodsky, David Cornwell alias John le Carré n’apprécie le bavardage. Raison pour laquelle, alors qu’il a 85 ans et derrière lui une vie bien plus aventureuse que la moyenne, ses remarquables Mémoires ne dépassent pas trois cent cinquante pages, brossées d’une phrase toujours admirablement nette. Qu’on ne s’attende pas à une autobiographie, l’aveu et l’introspection en public ne sont pas le genre de l’écrivain, qui a choisi de faire figurer presque en fin de volume le chapitre le plus personnel, « Le fils du père de l’auteur ». Il y évoque ses parents, plus particulièrement son père, Ronnie, escroc flamboyant et charmeur dont, comme l’écrit le Carré, on serait tenté d’admirer les audaces, les étincelants mensonges, la créativité criminelle, ne seraient le malheur, la honte, le chagrin qu’a semés autour de lui toute sa vie durant cet homme foncièrement sans coeur, manipulateur et violent — « Ronnie détruisait comme il créait ».

De Ronnie Cornwell, devenu personnage romanesque dans Un pur espion (1986), son fils David n’a en fait reçu qu’un legs : « Ce n’est pas l’espionnage qui m’a initié au secret. La tromperie et l’esquive avaient été les armes indispensables de mon enfance. A l’adolescence, nous sommes tous plus ou moins des espions, et moi j’étais déjà surentraîné. Quand le monde du secret vint me chercher, j’eus l’impression de revenir chez moi. » A la fin des années 1950, il est recruté par le MI5 (le Security Service, en charge de la sécurité intérieure du pays), qu’il quittera vite pour lui préférer le MI6 (le Secret Intelligence Service, service de renseignements extérieurs), avec en guise de couverture un poste de diplomate dans une Allemagne encore nauséeuse de ce passé nazi si récent. Au milieu des années 1960, lorsque sa vie d’espion prend fin, il a déjà publié trois romans, dont L’Espion qui venait du froid (1963), au succès international. Mais les voyages et les rencontres de Cornwell/le Carré ne font que commencer.

« J’épaulai mon sac à dos et, m’imaginant en voyageur dans la plus pure tradition du romantisme allemand, je partis en quête d’expérience : d’abord au Cambodge et au Vietnam, ensuite en Israël et chez les Palestiniens, puis en Russie, en Amérique centrale, au Kenya et au Congo oriental. Ce voyage se poursuit depuis une quarantaine d’années maintenant… » C’est cela qui nourrit Le Tunnel aux pigeons, dans les pages duquel effectivement on voyage un peu partout sur la planète, croisant des célébrités et des anonymes, des espions et des mafieux russes, Alec Guinness et Yasser Arafat (« sa barbe n’est pas piquante mais toute douce et elle sent bon le talc »), Richard Burton et Andreï Sakharov, Bernard Pivot et le traître Philby… On y médite discrètement, parfois gravement, sur le nerf de la trahison, sur la tentation du mensonge et la passion du secret, sur l’immoralité des puissants et la trop grande docilité des peuples, sur les liens qu’entretiennent l’écriture et l’espionnage. On assiste parfois à la troublante métamorphose d’un individu réel, parfois même un simple visage croisé, en un personnage de roman, cinq, dix ou vingt ans plus tard. N’omettons pas enfin de préciser qu’on s’y amuse beaucoup, en géné­ral au détriment de l’auteur, maître en autodérision, entre autres compétences… — Nathalie Crom

 

The Pigeon Tunnel. Stories from my life, traduit de l’anglais par Isabelle Perrin, éd. du Seuil, 368 p., 22 €.

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