Le ravissement des innocents

Ajouter un commentaire

Le ravissement des innocents

Un arbre généalogique présente la famille de Kweku Sai avant le premier chapitre, mais il est presque superflu, tant chaque membre de la tribu en jette dès sa première apparition. Kweku, c’est donc le père, un médecin qui n’ose pas dire aux siens qu’il a perdu son emploi à l’hôpital. Sa femme s’appelle Folá, elle a accouché quatre fois et, depuis, en cas d’angoisses, qu’elle a nombreuses malgré sa force de caractère, elle a pris l’habitude de se masser certaines régions du corps correspondant à chacun de ses enfants. La progéniture est composée d’un fils aîné, raisonnable parce qu’il n’a pas le choix, puis viennent deux jumeaux (un garçon dépressif et une fille belle comme une déesse), enfin survit la petite dernière, laissée pour morte à la naissance, et miraculeusement encore sur terre, avec la certitude qu’elle n’avait pas le droit d’exister. Originaires du Ghana, ils vivent aux Etats-Unis, sauf quand le besoin de fuir se fait trop grand, en cas de crise conjugale, de honte professionnelle ou de trouble de l’abandon. Alors, ils retrouvent le cocon poisseux, faussement protecteur, de leur Afrique natale.

Encore une fois, ces présentations sont presque inutiles. On devrait plutôt dire : voici un texte vivant qui vous prend dans ses bras pour ne plus vous lâcher, une langue vibrionnante qui donne l’impression d’être en formation permanente, comme les cellules d’un corps, avec des accélérations, des métamorphoses, des phases de stagnation, de plénitude. Voici une logorrhée magistralement restituée en français par une traductrice sensible à l’empreinte que chaque mot laisse sur le grain du papier. Voici un livre qui ose une page blanche avec le mot « Silence » suspendu dans le vide. Voici le premier opus d’une jeune romancière, qui donne l’impression d’être sorti de la bouche d’un griot centenaire à qui rien n’échappe des émotions de chaque âge, depuis le nourrisson qui s’agrippe à la vie du bout des doigts jusqu’à la grand-mère qui se dirige vers la mort, un papillon posé sur le pied. Voici une saga écrite avec une caméra mentale dont les mouvements, fluides ou saccadés, sont autant de respirations de secours.

La mère raconte une légende selon laquelle les jumeaux sont les deux moitiés d’un même esprit. Le premier se risque à naître, inconscient des dangers du monde. Le second attend d’être sûr pour se décider à venir. C’est toujours le plus sage, le plus profond. En toute logique, le deuxième livre de Taiye Selasi sera encore plus puissant et plus éclairé. Comment est-ce possible ? — Marine Landrot

 

Lire le portrait de Taiye Selasi p. 18.

 

Ghana must go, traduit de l’anglais par Sylvie Schneiter Ed. Gallimard 368 p., 21,90 € En librairie le 4/9.

Commandez le livre Le ravissement des innocents

Laisser une réponse