Le Parler de soi

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Le Parler de soi

Quand il parle de lui, Alain Delon n'utilise pas le « je » ; tel un Jules César ­moderne, il se désigne plutôt à la troisième personne, se référant à lui-même comme à Alain Delon, mythe vivant qu'il excelle à incarner ! En traquant ce trait narcissique propre à l'acteur français, les Guignols de l'info faisaient mouche, touchant dans le mille un problème philosophique de haut vol : les coulisses d'une pensée de l'égotisme, à laquelle le philosophe Vincent Descombes vient de consacrer un livre passionnant, dans lequel il se demande ce que c'est que « parler de soi », qui plus est à la première personne. Qu'est-ce qui ne pourrait être dit si nous perdions la forme de la première personne ? Que nous révèle alors la transposition de la première à la troisième personne ? « Comment tirer "tu" et "il" du "je" ? » demande le philosophe. Toutes les personnes sont-elles contenues dans la première ? Puis-je parler d'un autre « je » que le mien ? Le « je » peut-il se mettre au pluriel ? Si oui, combien, alors, sommes-nous à être moi ? !

On le voit, sous la plume de Vincent Descombes, les méandres du « je » sont un jeu, une aventure conceptuelle bouillonnante. Pour tout un pan de la philosophie, la relation humaine de­-vient possible quand le « je » rencontre le « tu » comme un second moi-même, « une seconde première personne », douée de conscience, dotée d'un visa­ge. Spécialiste de philosophie du langage, influencé par Wittgenstein, Descombes remet les pendules à l'heure : « Pourquoi la seconde personne ne serait-elle pas la seconde personne ? » s'obstine-t-il plutôt. L'auteur passe en revue tous les présupposés de la philosophie moderne du sujet, qui trouve son double acte de naissance chez Descartes, l'inventeur du cogito, du « je pense donc je suis », et chez Montaigne, l'écrivain qui a eu l'audace de se peindre dans les ­Essais : « C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. […] Je veux qu'on m'y voie en ma ­façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c'est moi que je peins. » Rappelant que, selon Pascal, au contraire, le moi est haïssable, et que les jansénistes bannissaient de leurs œuvres l'emploi de la première personne, considérée comme un effet de la vanité et de la trop haute opinion de soi, Descombes discute les postulats les plus tenaces de la philosophie égotiste. Dire ce que l'on croit, est-ce parler de soi ? Dire ainsi : « Je crois que la Terre tourne », est-ce une pensée objective concernant la Terre ou une pensée subjective qui me concerne moi ? Dire « Il va pleuvoir » ou dire « Je crois qu'il va pleuvoir », cela revient-il au même ?

Auteur de Philosophie par gros temps (1989) et, récemment, des Embarras de l'identité (2013), dans lequel il reliait les vertiges logiques de l'identité (le fait que deux choses ne soient en fait qu'une seule chose…) aux débats récents sur l'identité nationale, Vincent Descombes sait mieux que quiconque à quel point notre époque est égotiste, façonnée et passionnée par les ego puissants, démesurés.

Le Bal des ego, tel est d'ailleurs l'excellent titre du livre du psychiatre Laurent Schmitt, qui décrypte les manifestations concrètes de ce « nouvel ordre narcissique », véritable « glissement narcissique des valeurs » – et de la souffrance qu'il engendre dans les rapports humains. En exergue à l'un de ses chapitres, cette sortie du général de Gaulle : « Un homme supérieur n'a pas d'amis puisqu'il n'a pas d'égaux. » CQFD.

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