Le Livre

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Le Livre

Il faut le faire. Appeler son nouveau roman Le Livre, avec une majuscule, en plus… Impossible, pourtant, de soupçonner René Belletto de pédanterie tapageuse. Qui l’a lu connaît sa peur de la foule, son effroi devant les glaces d’ascenseur, son cantonnement dans un périmètre de sécurité tendu entre trois piliers de quartier : Franprix-Picard-maison, avec enceintes acoustiques consolatrices. Mais alors pourquoi ce titre ? Par dérision, par lassitude, par timidité, par politesse, par désespoir, peut-être tout cela en même temps. Un peu comme Samuel Beckett appela Film son unique œuvre cinématographique, qui s’ouvrait sur un gros plan de l’oeil reptilien de Buster Keaton, et se poursuivait sur l’errance de cet homme masqué, provoquant la peur des passants, rasant les murs de son appartement par peur de son reflet dans le miroir, et se prenant sans cesse le pouls pour vérifier son statut de vivant.

Le Livre est donc un roman sans nom, un écrit incognito, presque gêné d’être là, humble et désabusé. Il s’ouvre sur un regard dévastateur entraperçu dans une chambre d’hôpital, et se poursuit sur l’errance d’un homme esseulé, en deuil de sa sœur pianiste, terré la plupart du temps dans sa maison du 17e arrondissement de Paris, multipliant les examens médicaux pour vivre tranquillement le paradoxe qu’il s’est fixé comme règle de survie : avoir la forme nécessaire pour souffrir comme il l’entend.

Quand il a besoin de prendre l’air, l’homme guette les signes que lui renvoient les objets : stylo bille prototype fabriqué en Espagne dans les années 1970, porte-clés en forme de luth, télécommande de télévision sale entre les touches, chevalière en or trouvée aux pattes d’un hérisson, autant de grigris omniscients qui émettent leurs ondes hallucinogènes dans son organisme hypocondriaque.

Quand, vraiment, le bouillonnement intérieur se fait trop grand, il se prend pour un personnage des films qu’il visionne en boucle dans son antre parisien. Un héros de Laura, d’Otto Preminger, par exemple. Et il va faire un tour dans sa vieille voiture, une Reborn.

Re-born, en anglais, ça se traduit par « re-né » en français. René vient au monde une nouvelle fois, Belletto reparaît, avec un livre intimiste et haletant, une seconde peau qui réussit le prodige de le camoufler comme de le révéler. Il nous emmène dans sa guimbarde crachotante et fuselée, pour sillonner ses terrains de prédilection, défrichés dans ses premiers romans (Péril en la demeure, L’Enfer), hantés dans le dernier (Hors la loi) : le film noir hollywoodien, la musique espagnole, le dédoublement de personnalité, l’inéluctable solitude de l’être humain, le pouvoir d’éveil du rêve, et celui d’endormissement de la réalité.

Attentif au détail, soucieux de véracité, agrippé à la précision la plus pointue, Le Livre s’ancre dans une réalité obsessionnelle : médicaments, analyses sanguines, partitions musicales, aliments ingurgités, tâches domestiques, films visionnés, tout est passé en revue, comme une toile de fond dont on verrait chaque grain. Le Livre est un roman sans nom, mais pas sans adresse. Comme toujours chez René Belletto, les noms de rues parisiennes dessinent un circuit que les fétichistes pourront emprunter après lecture, ils délimitent un parcours topographique où chacun peut se sentir en terrain de connaissance, trouver écho à sa propre géographie intime.

Mais les pèlerinages sur les lieux du roman ne pourront qu’aboutir à des impasses. La réalité n’existe pas dans ce Livre. Aux frontières de la folie, le héros lévite entre ses rêves et ses regrets, ses angoisses et ses souvenirs. Il circule dans le labyrinthe de son imagination, au gré des télescopages et des coïncidences. Au bord du chancellement, comme écrit en état second, traversé d’éclairs de clairvoyance et d’absences léthargiques, le récit empile de fines strates de flash-back, percées d’impitoyables parenthèses d’autodénigrement, où le héros commente après coup les actes absurdes qu’il a pu commettre.

D’où vient cette sensation de calme absolu au milieu de toutes ces trépidations ? De la sensibilité vive de l’auteur, qui ose l’éperdu. Enfant idéaliste, épris d’amour et de recueillement, son personnage est en révolte contre l’atrophie générale des sentiments. Son arme ? Entrevoir dans l’œil de chacun une possibilité d’aimer. Donner sa chance à l’autre, intérieurement…


Extrait

« Je passais des vacances solitaires en Bretagne.

J’étais presque insouciant. Je découvrais les charmes de ma Dodge Reborn. Je l’avais achetée peu de temps auparavant à un ami réalisateur de films documentaires, qui me l’avait laissée pour une somme intéressante.

Un jour, je ne m’étais pas vraiment perdu, mais, longeant la mer dans la région de Perros-Guirec, soudain je n’aurais su dire où menait la route. A ma gauche, la mer infinie, à droite une étendue rocheuse, qui semblait également infinie. Nulle agglomération en vue, nul panneau qui en indiquât une.

Après un virage, j’aperçus à une cinquantaine de mètres une petite masse brune qui traversait la route avec lenteur. Un hérisson ? Ceux que j’avais déjà vus filaient plus vite. Je m’arrêtai sur le bas-côté, descendis de voiture, m’approchai. C’était bien un hérisson, malade ou blessé, petite boule de piquants à la fois prudente et imprudente, qui s’immobilisa et se rencogna dans sa frayeur quand je me penchai sur lui.

Puis ses yeux réapparurent. Sous son petit corps, je vis du sang, il perdait du sang.

Réfléchissait-il sur la conduite à tenir ? Conscient de ma présence, estimait-il mes dispositions mentales à son endroit, et en conclut-il qu’il n’avait rien à craindre ? Il reprit sa traversée de la route, avec la même affligeante lenteur, laissant de fines traces rouges derrière lui.

Le soleil déclinant m’éblouit au moment où je remontai dans la voiture.

Peut-être le hérisson allait-il guérir. Je l’espérai.

Je claquai la portière, la rouvris : quelque chose de luisant, sur le sol, un minuscule éclat jaune, avait attiré mon attention. Je me baissai et ramassai un anneau de métal, sale, terni par un long séjour dans la terre. Je frottai. C’était une chevalière en or, mince, délicate. Je la passai aussitôt à l’auriculaire de ma main droite, où elle glissa parfaitement. »

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