Le Garçon incassable

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Le Garçon incassable

C’est une fille inclassable qui a écrit Le Garçon incassable. Florence Seyvos a de solides bagages pleins de trésors, et fait son chemin mine de rien, depuis une vingtaine d’années. Scénariste de quatre films de Noémie Lvovsky (La vie ne me fait pas peur, Les Sentiments, Faut que ça danse ! et, plus récemment, Camille redouble), lauréate en 1995 du Goncourt du premier roman avec Les Apparitions (où un handicapé mental de 5 ans se prenait pour une voiture), auteure de livres pour la jeunesse (dont l’extraordinaire Nanouk et moi, sur les séances psy d’un enfant hanté par le documentaire Nanouk l’Esquimau) : nul besoin d’être le docteur Zblod, psychiatre de Nanouk et moi, pour établir des liens entre tous ces faits d’armes et son nouveau roman qui paraît aujourd’hui, où il est question, en vrac, de la difficulté d’être, du handicap et du cinéma muet.

Le garçon incassable s’appelle Henri. Prognathe, squelettique, dormant avec une mentonnière, le bras dans un tube de plastique pour l’empêcher de s’atrophier, il avance cahin-caha, tombe et se relève toujours sans moufter. Le garçon incassable s’appelle aussi Buster Keaton. Enfant de la balle lancé sur scène par ses parents comme un noyau de cerise craché dans un jardin, l’acteur subit son destin de projectile avec un admirable stoïcisme. Florence Seyvos retrace ces deux existences sans les mêler, grâce à un montage parallèle à la David Griffith, à l’affût du temps qui passe. Inspiration, expiration. Henri suspend son souffle, immobile. Buster voltige dans le vent, en mouvement permanent. Parfois, Henri trébuche sur le tapis, comme dans un gag de film de Keaton. Parfois, Keaton perd sa chaussure au cours d’une cascade, comme dans la vie d’Henri.

Si « attendre est l’une des choses qu’Henri sait le mieux faire », c’est aussi le point fort de Florence Seyvos, reine de l’observation sous cloche. Elle a choisi deux personnages dont la condition même est de s’exposer à la curiosité des autres, pour parler de son thème de prédilection : le regard. Jusqu’où peut-on scruter l’autre, jusqu’où peut-on être spectateur de soi ? Tout est question de focale, répond-elle, avec un art du flou et de la mise au point, une écriture tantôt cotonneuse, tantôt acérée. Pour se regarder soi-même, il faut se dédoubler, au risque de se confondre avec les autres ou de se perdre de vue, voire de disparaître de tout champ de vision. Comme Henri, qui laisse passer tout le monde dans la file du cinéma, pendant plusieurs séances de suite, pétrifié à l’idée d’avancer. L’identification, avec ses héros préférés, ses ancêtres, ses enfants, est un jeu dangereux dont Florence Seyvos cherche à comprendre les règles une fois qu’il est lancé. Au bout de ce livre abrupt et pudique, elle parvient à une conclusion : l’humanité de l’être triomphe toujours d’un corps abîmé, pour qui sait l’entrevoir.

Une discrète narratrice se cache entre les pages du livre, comme entre deux portes. Lancée dans un voyage à Los Angeles, sur les traces de Buster Keaton, « L’Homme qui ne rit jamais » , elle est aussi la sœur d’Henri, « en rit ». Rire ou ne pas rire, parler ou se taire, ces questions demeurent sans réponse dans la tête de cette fille qui a choisi la transparence. Ses doutes quant au visage à afficher, sa tentation de l’invisibilité, ses injonctions de maîtrise de soi, insufflent au roman une magie presque spectrale. C’est elle, la véritable héroïne du livre, fille fragile en appui sur deux garçons incassables, forte femme épaulant deux gueules cassées. Chez Florence Seyvos, rien n’est jamais définitif, la silencieuse inversion des rôles est une question de survie.

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